Mettre fin aux ragots des voisins en nouant trois ficelles à la queue d'un singe ; guérir un épileptique en lui faisant manger de l'âne sauvage ; faire mourir son ennemi en prononçant des paroles sur une mèche prise à ses cheveux... Ces pratiques et bien d'autres qui leur ressemblent, observées au xixe siècle dans les régions du monde que l'Europe avait cru bon de coloniser, en Afrique, en Asie ou en Amérique, ont donné lieu à des spéculations plus larges que l'ancienne sorcellerie de nos campagnes. L'anthropologie comparative naissante a vu, dans ces usages publiquement reconnus et largement partagés par des peuples culturellement différents, les manifestations d'un mode spécifique de la pensée qu'il s'agissait sinon d'expliquer, du moins de caractériser. Le mot « magie » servit dès lors à désigner ces croyances et ces gestes qui ne s'apparentaient ni à un exercice mystique, ni à une simple manipulation technique, mais à quelque chose d'hybride, à mi-chemin entre la religion et la science.
Le premier grand effort d'analyse des pratiques magiques remonte au tout début de ce siècle et consista d'abord à trouver une place à la magie dans l'histoire culturelle de l'humanité : pour Edward B. Tylor et James G. Frazer, figures importantes de l'évolutionnisme, la magie est une façon de penser qui occupe, dans la marche du progrès intellectuel, une place antérieure à celle de la religion. Tout comme la pensée de l'enfant, elle reposerait sur des mécanismes immatures, sources d'erreurs visibles : ni les ficelles, ni les ânes, ni les mèches de cheveux n'ont jamais eu l'effet escompté, mais l'esprit du primitif ne le comprend pas encore.
Pour autant, remarquent-ils, la pensée magique n'est pas anarchique. Les soigneuses études de J.G. Frazer lui font voir des constantes. Si les Zoulous affirment qu'on peut séduire une femme en mâchonnant un bâtonnet, c'est parce qu'entre amollir du bois et attendrir un coeur, il y a une relation d'analogie. J.G. Frazer qualifie ce principe d'« homéopathique » car il repose sur l'idée que « le même entraîne le même », et il montre qu'on le trouve partout dans le monde. L'autre grand principe est celui selon lequel deux choses ayant été en contact continuent d'être liées : c'est le cas, par exemple, des cheveux ou des rognures d'ongles. Il nomme ce principe « contagion », et souligne son omniprésence. « Homéopathie » et « contagion », ou encore « similitude » et « contiguïté » : ces deux notions, inspirées par la psychologie associationniste alors dominante, devaient être utilisées pendant plusieurs décennies comme les marques d'une certaine déficience de la pensée primitive. Toute l'histoire postérieure des innombrables « théories de la magie » produites, à partir de ce premier moment, par les ethnologues, est celle de la remise en cause répétée de cette affirmation ethnocentrique et néanmoins résistante à la critique.
En effet, efficace ou non, la magie est une activité socialement aussi agissante que l'art de faire des discours : on a pendu ou brûlé, craint ou adulé des sorciers dans le monde entier. En 1904, Marcel Mauss, partageant les idées d'Emile Durkheim, commence par rappeler que la magie est une activité apprise, conventionnelle et socialement reconnue, en particulier dans les sociétés tribales : elle peut être une spécialité et repose sur des croyances partagées. A ce titre, explique-t-il, elle puise sa force aux mêmes sources que la religion, dans les représentations collectives. Toutefois, le regard sociologique tend à les opposer : magie et religion semblent agir dans des sens contraires, la magie est égoïste et individuelle, la religion généreuse et fusionnelle ; la magie est criminelle, la religion vertueuse ; la magie manipule des forces concrètes et a des objectifs limités, la religion s'adresse aux dieux et s'occupe de sauver le monde. Comment concilier ces propositions ? En fait, magie et religion ne sont pas, pour M. Mauss et E. Durkheim, séparées, mais les deux extrêmes d'une activité symbolique et rituelle sans rupture de continuité, qui va du sacrifice (religion) au maléfice (sorcellerie), en passant par tous les intermédiaires (offrande, prière, récitation de formules, manipulation). Ainsi, l'approche sociologique de la magie déplace-t-elle le débat : la magie est l'une des manières dont la force des sociétés s'impose aux individus ; ce n'est pas seulement une façon de penser, c'est aussi une façon d'agir, de gérer les relations entre les hommes, voire d'assumer des politiques. Pour ne prendre qu'un exemple, A.I. Hallowell puis J.M. Whiting montreront dans les années 50 que la sorcellerie est plus répandue dans les sociétés sans pouvoir central, et qu'elle contribue à maintenir cet état de choses dans la mesure où elle menace toute personne qui cherche à constituer un pouvoir fort.