Il faudrait, à la manière de la Zazie de Raymond Queneau, inventer une formule comme « lafautaumédias » pour condenser tous les pouvoirs qui leur sont attribués. Les défaites électorales des candidats qui nous sont chers : lafautaumédias ! Le déclin de l’orthographe et ces étudiants qui ne liraient plus : lafautaumédias ! La réticence des consommateurs devant de délicieuses lasagnes surgelées au bœuf : lafautaumédias qui les affolent ! Une possible érosion des sociabilités amicales : lafautaumédias qui hypnotisent devant leurs écrans, font confondre un contact Facebook et un ami.
La liste pourrait s’allonger. Elle repose sur trois raccourcis. Les médias sont institués en causes de comportements qui doivent aussi à d’autres acteurs (et si les électeurs avaient sanctionné des promesses non tenues, et si les consommateurs avaient quelques raisons de soupçonner la haridelle hachée dans le bœuf annoncé ?). L’évidence de leur pouvoir est postulée avec une légèreté que W. Phillips Davison 1 éclaire en parlant d’« effet troisième personne ». Si l’on demande à des journalistes si la publication de telle information peut influencer une catégorie (les New-Yorkais, les mères), ils tendent à répondre oui : ils seront impressionnés, elles seront influencées. La question sur la même information devient-elle : « Et vous-même, serez-vous influencé ? », et les réponses positives sont divisées dans une proportion de deux à six, d’autant plus que l’écart statutaire ou scolaire est grand entre le groupe questionné et ceux dont il parle. Enfin, tout suggère qu’existe en matière de médias l’équivalent des suspects présumés. Les médias dont l’influence serait la plus avérée et la plus contestable sont ceux de l’écran (télévision, Internet), ceux dont l’ampleur du public fait penser qu’ils relèvent du populaire. On blâme les tabloïds, TF1 ou des vidéos stupides de Youtube, rarement Arte.
Si l’on ne veut pas produire une pure critique qui laisse désarmé, il convient de proposer une reproblématisation. Elle conduira à se demander comment théoriser de possibles pouvoirs des médias d’une façon prudente sans être insipide, comment saisir les médiations où ceux-ci peuvent effectivement affecter croyances et comportements.
Trois idées reçues
Pour apporter un éclairage précis sur le pouvoir des médias, il faut commencer par démonter quelques mythes fondateurs. Trois types de pouvoir et d’influence sont généralement attribués aux médias.
◊ Définir - Les médias auraient au premier chef le pouvoir de définir un ordre du jour social, ce que la littérature anglophone nomme la « mise à l’agenda » (agenda-setting). En décidant de faire la une sur l’expulsion d’une jeune Rom ou sur la place du porc dans les cantines, télévisions et journaux polarisent l’attention sur ces sujets, en refoulent d’autres. C’est encore la place donnée à des rubriques ou des formats qui met en scène des mondes incomparables. Il suffit pour le vérifier de comparer la place de l’information internationale dans le journal télévisé de 13 heures de TF1 et sur Arte, de se demander ce que contraint à réussir ou empêche de dire l’écart entre la surface rédactionnelle offerte à un journaliste de 20 Minutes par rapport à son collègue de la revue XXI qui disposera de quinze pages pour mettre en récit, donner de la profondeur. Sélectionner des sujets, cela se nomme aussi consacrer. Le livre annuel, parfois semestriel, produit par les intellectuels de médias en vue leur ouvre automatiquement une tournée des talk-shows et radios. L’ouvrage d’un professeur au Collège de France, reflétant une enquête de fond sur un sujet à forts enjeux, sera ignoré. Un film, remarquable, produit par un réalisateur mexicain peu connu, a moins de chances que le nouveau Woody Allen d’avoir droit à une critique. Ces choix et hiérarchies conduisent à une autre influence, à la notion d’amorçage (priming). En rendant saillant un problème public (l’insécurité, le chômage), en l’associant dans un « cadrage » à une interprétation (lier insécurité et immigration), un agenda aboutit, spécialement en période d’élection, à en faire un instrument d’évaluation. Que disent les candidats sur ce grand sujet ? Lequel est convaincant ? Des reportages sur les sans-logis ou les chômeurs ont pu servir en 1995 un Jacques Chirac qui faisait campagne sur le thème initialement décalé de la fracture sociale
◊ Persuader - Le second pouvoir prêté aux médias est celui de persuader. L’observation, en forme d’accusation, est aussi vieille que les médias de large diffusion. La censure de la presse avait, dès la Première Guerre mondiale, suscité l’expression « bourrage de crânes ». Dans un titre imagé, Serge Tchakotine expliquait en 1939 le triomphe des régimes totalitaires par Le Viol des foules par la propagande politique, un usage rationnel et cynique de la radio naissante, des journaux. La longévité politique de Silvio Berlusconi s’expliquait hier par son contrôle sur les réseaux de télévision privés comme publics. Des travaux questionnent la contribution des médias à la construction d’une islamophobie latente 2. Comment y opère une noria de faits divers qui mettent en scène des situations d’oppression féminine, d’intolérance ou de revendications communautaristes associées à l’islam ? Pourquoi la sélection sur les plateaux de télévision de locuteurs rarement agressifs pour ce nouveau sens commun ? Que dire de la promotion d’un genre littéraire combinant dénonciation d’une barbarie musulmane, exotisme et épisodes sexuellement affriolants avec des titres comme Vendues, Brûlées vives, Mariées de force, Déshonorées ?