En se développant en France au xxe siècle, la recherche sur les mythes s’est peu à peu intégrée aux courants centraux de l’anthropologie et des sciences humaines.
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), philosophe converti à l’ethnographie, titulaire d’une chaire en Sorbonne, est un théoricien de la mythologie aujourd’hui mal aimé, mais qui en 1935 avait l’oreille de la communauté scientifique. L’évolutionnisme tardif de sa vision du monde l’a classé, à une époque, parmi les contempteurs des primitifs. Si l’on fait abstraction de cela, son approche des mythes est conforme à l’idée qu’il existe dans le monde deux sortes de pensée. Les mythes, explique Lévy-Bruhl, nous semblent dépourvus de sens parce qu’ils ne cherchent nullement à décrire la nature visible : ils traduisent ce que vivent les croyants, à savoir le sentiment d’une relation directe de l’homme au monde. Dans un contexte de participation magique, les formes sont instables, les êtres communiquent matériellement, ce qui explique les transformations surnaturelles qui caractérisent ces histoires. Enfin, estime-t-il, cette tendance est encore accentuée par le fait que les concepteurs des mythes cherchent surtout à traduire leurs sentiments. De même qu’en 1922 il qualifiait de prélogique la mentalité primitive, Lévy-Bruhl définit la pensée mythique comme préreligieuse, parce qu’elle prend le monde proche pour objet de croyance surnaturelle. Sur cet argument, bien des auteurs appuieront leurs analyses :
Maurice Leenhart, par exemple, justifie les mythes canaques par une série d’identifications entre la terre et la femme, entre les groupes et leurs totems, entre le monde végétal et le corps humain. Ce ne sont pas des métaphores : ce sont des relations « vécues ». Cette approche sensible sera accentuée et intellectualisée dans le travail de Mircea Eliade sur les mythologies comparées. Eliade se veut un phénoménologue, c’est-à-dire un traducteur de l’expérience humaine de la vie : pour lui, le sacré est une expérience irréductible, de même que celle du temps circulaire, ou de la fin des temps.
Entre culture et phénoménologie
Dans les mêmes années, Georges Dumézil (1898-1988), philologue, linguiste et historien, travaille sur la mythologie indo-européenne. À partir de 1939, il soutient que ce dont elle parle avant tout, c’est de sociétés et d’institutions. Son point de vue est structural au sens sociologique : ce sont des agencements (et non des éléments isolés) que l’on retrouve dans les mythes indo-européens. Cet agencement est « tripartite », et recouvre trois grandes fonctions sociales : la fonction souveraine (politique et religieuse), la fonction guerrière, et la fonction productive (agriculteurs, artisans, etc.). Avec beaucoup de constance et d’habileté, Dumézil montre comment les dieux et les héros des mythes grecs, romains, hindous, persans, scythes, nordiques, etc. viennent se loger dans ce schème triangulaire.Face à cette avancée culturaliste, l’approche phénoménologique des mythes ne désarme pas, mais simplement renonce aux présupposés d’irrationalité et de mentalité prélogique. Le philosophe Gilbert Durand publie en 1960 Les Structures anthropologiques de l’imaginaire : il y recense une collection d’archétypes mondiaux fondés sur des schèmes de l’expérience humaine (boire, manger, copuler) et soutient que ce sont les briques de l’imaginaire mythique. Trop loin des textes, ces travaux intéressent peu les anthropologues, mais témoignent de la conviction croissante selon laquelle les mythes sont des constructions jouant sur un lexique limité de symboles générés par des opérations simples et répétitives. La distinction entre croyances et mythes est ainsi opérée, et évite que l’on se pose à leur sujet les mêmes questions qu’à propos de la sorcellerie ou des rituels.
La méthode structurale de Claude Lévi-Strauss
Le terrain est donc préparé pour l’arrivée du gros travail de Claude Lévi-Strauss (voir l’article p. 78) sur les mythes amérindiens (Les Mythologiques, 4 vol., 1964-1971), précédé par un galop d’essai sur le mythe d’Œdipe (La Structure des mythes, 1955). En adoptant le principe que les mythes sont « structurés comme une langue », il se donne les moyens de dériver sa méthode de celle des linguistes, et de ne plus trop se soucier de leur fonction, ni même de ce qu’ils sont censés véhiculer comme signification. Les mythes sont des réservoirs de symboles opérant des médiations entre différents plans de connaissance : le cosmos, la nature, la société. Les mythes, décomposés en mythèmes, génèrent des paquets de relations que l’analyse structurale est censée mettre en évidence. L’approche est culturaliste au sens où elle fait porter l’analyse sur des récits appartenant à une même aire culturelle (au sens large) : Lévi-Strauss peut ainsi développer l’idée que les mythes ne se diffusent pas informellement, mais se transforment selon des règles de symétrie et de permutation reconnaissables. Des notions de géométrie (isomorphie) et de logique formelle peuvent être mobilisées pour en rendre compte. À la différence de Dumézil, Lévi-Strauss ne met pas nécessairement en avant l’isomorphisme social des mythes, mais il peut le faire aussi, et à partir même d’autres types de représentations (tatouages, masques, etc.). Par l’ampleur de ses applications, la méthode structurale dépasse donc de loin l’étude de la mythologie. La question reste ouverte de déterminer s’il existe ou non une logique spécifique à ce genre de littérature orale, ou s’il s’agit d’un produit parmi d’autres (croyances et oracles) de la « pensée sauvage ».
Petite bibliographie
Lucien Lévy-Bruhl
• La Mythologie primitive. Le mode mythique des Australiens et des Papous
1935, rééd. Puf, 1963.
Georges Dumézil
Mythe et Épopée
• T. I : L’Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens
1968, rééd. Gallimard, 2002.
• T. II : Types épiques indo-européens : un héros, un sorcier, un roi
1971, rééd. Gallimard, 2002.
• T. III : Histoires romaines
1973, rééd. Gallimard, 2002.
Mircea Eliade
• Aspects du mythe
1963, rééd. Gallimard, coll. « Folio essais », 2002.
Gilbert Durand
• Les Structures anthropologiques de l’imaginaire
1960, rééd. Dunod, 2006.
Claude Lévi-Strauss
• « La structure des mythes » in Anthropologie structurale, 1958, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2006.• Mythologiques4 vol., Plon, 1964-1971.
• La Potière jalouse 1985, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2005.
• Histoire de lynx 1993, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2005.