Entre l’hiver 2011 et l’été 2013, une vidéo virale a rencontré un immense succès dans toute l’Afrique subsaharienne, du Sénégal au Zimbabwe, du Togo à l’Ouganda. On y voyait un serpent doté d’une tête humaine poussant un cri horrible. Ce petit film, qui reste l’une des vidéos les plus diffusées à travers le continent, a donné lieu à des interprétations variées. Toutes tournaient autour de deux versions principales. Dans la première, la créature hybride était en réalité une jeune femme surprise en train de se transformer en serpent à cause d’un sort jeté par un riche séducteur. Dans la seconde, elle était un génie de la brousse capturé sur l’un des multiples chantiers (barrage, pont ou port) gérés par une entreprise chinoise sur le sol africain. Largement partagé, le film a été considéré comme authentique par de nombreux Africains, au point de produire divers incidents. À l’occasion de la Saint-Valentin 2012 par exemple, à Warri (Nigeria), une foule se rassemble pour s’en prendre à un riche entrepreneur accusé d’être à l’origine de ce maléfice. Quelques mois plus tard, en République démocratique du Congo, c’est devant l’ambassade de Chine que des curieux se pressent pour voir le soi-disant génie, obligeant l’ambassadeur à démentir fermement la détention d’une telle créature.
Le succès transnational de cette vidéo virale n’est pas anodin. Des éléments longtemps considérés comme traditionnels dans les sociétés africaines, la sorcellerie ou les récits mettant en scène la difficile cohabitation avec les génies de la brousse, y sont mixés avec les signes les plus frappants de la modernité : les nouvelles technologies de communication et le développement rapide du Web 2.0 en Afrique, la figure du riche homme d’affaires, la globalisation et le surgissement de nouveaux acteurs politiques ou économiques à l’ère postcoloniale. Loin d’être anecdotique, la diffusion numérique de cette créature hybride invite à analyser les reconfigurations contemporaines de la magie et de la sorcellerie dans les sociétés d’Afrique subsaharienne. Elle démontre que l’opposition entre tradition et modernité empêche de penser la plasticité des formes de magie et leurs imbrications dans les rapports de production ou de pouvoir contemporains.
Circulations, branchements et appropriations
La colonisation, la rhétorique « civilisatrice », prétexte à de nombreuses violences, a contribué à forger le mythe d’une rupture entre une Afrique précoloniale figée dans des traditions immuables et une Afrique qui aurait basculé dans la modernité (voire dans l’histoire) sous l’action des colons. Dans le champ religieux, ce grand récit s’est décliné sous la forme d’un passage de la magie à la religion. La conversion au christianisme était présentée comme un abandon de traditions considérées comme primitives et obscurantistes. Une telle vision simplificatrice et occidentalocentrée de l’histoire coloniale continue d’avoir des effets sur les représentations des pratiques magico-rituelles des populations d’Afrique subsaharienne.