Au Moyen Age, et dans l'imaginaire encore récent, le fou est à lier. Il délire, hallucine ou baragouine un discours incompréhensible, peuplé d'images étranges. Au Moyen Age encore, on imaginait guérir le fou en lui ôtant du crâne sa « pierre de folie ». Mais depuis quelques décennies, il a changé de visage. L'introduction des médicaments psychotropes a permis de le sortir de l'asile, de diminuer ses symptômes les plus visibles, de lui permettre de se réintégrer socialement, à défaut d'être totalement guéri. Le fou n'est plus appelé comme tel, mais sera plutôt dit « atteint de maladie mentale ». Puis progressivement, on a commencé à entendre parler de nouvelles maladies mentales. La dépression, la première de ce que nous appellerons les troubles du moi, est devenue le mal du siècle. Chacun connaît au moins deux ou trois personnes de son entourage, quand ce n'est pas lui-même, qui est passé par un épisode dépressif plus ou moins grave, qui a suivi un traitement médicamenteux et a entamé (et poursuit parfois encore) une psychothérapie. En plus d'être devenue plus fréquente, la dépression a changé de statut, nous rendant fréquente cette exclamation : « Le (la) pauvre, il (elle) n'y peut rien, c'est une vraie maladie, tu sais ! »
Après la dépression, l'anxiété et les Toc (plus scientifiquement appelés troubles obsessionnels-compulsifs) se sont eux aussi popularisés. On apprend dans la presse ou dans une émission télévisée quelles en sont les grandes caractéristiques. L'anxieux social, dans les cas extrêmes, ne sort plus de chez lui, risque la syncope dans le moindre espace bondé, est incapable d'entrer en relation avec le moindre inconnu et finit par se désinsérer totalement. L'obsessionnel-compulsif passe sa vie à se laver les mains ou à vérifier qu'il a bien fermé toutes les issues, au point de ne plus faire que cela de ses journées et de devenir incapable de la moindre activité professionnelle. Ces cas extrêmes, dont chacun comprend bien sûr le caractère pathologique, comportent tous la caractéristique de manifester des comportements, de vivre des souffrances que chacun connaît, que chacun a expérimentés au moins une fois, ou vu vivre par ses proches, à moindre intensité, certes, ou moindre fréquence. Chacun est alors en droit de se demander - d'autant plus que les psychiatres et autres psychologues proposent des thérapies chimiques ou psychologiques pour réduire souffrances et comportements inadaptés - s'il ne devrait pas lui aussi « se faire soigner ». Comment en effet savoir si le timide est un phobique social, le maniaque du rangement un obsessionnel compulsif, le colérique une personnalité border line, l'enfant agité un hyperactif et le pessimiste un dépressif qui s'ignore ?
Quand se soigner ?
Comment, en un mot, faire la différence entre la maladie et la souffrance due aux aléas de l'existence humaine ? Folie, maladie mentale, questionnement existentiel, la frontière entre ces états est difficile à établir. A partir de quand, de quel comportement, de quelle intensité de trouble, de quelle souffrance passe-t-on du normal au pathologique, fait-on un diagnostic, envisage-t-on la nécessité de soigner ?
Ces questions renvoient à un problème que les spécialistes en psychopathologie débattent depuis des siècles : l'étiquetage et la classification des maladies mentales, la « nosologie ». Il s'agit d'un problème essentiel, puisque, en définissant les maladies mentales, on définit par la négative ce qui n'en fait pas partie. Toute nouvelle catégorie, toute nouvelle définition peut ainsi faire passer le « normal » du côté de la pathologie et inversement.
Dès l'Antiquité grecque, les médecins et philosophes avaient tenté de dénommer les affections mentales et de les expliquer. Les écrits hippocratiques en décrivent plusieurs, comme la manie, l'épilepsie, l'anoïa (qui deviendra en latin amentia ou dementia), l'hystérie ou la mélancolie. Jusqu'à la Renaissance, Hippocrate et Galien régneront en maîtres. Et il faut attendre l'époque des Lumières, sous l'influence grandissante de la pensée scientifique moderne, pour que les traditions dogmatiques perdent du terrain et qu'une psychologie concrète, basée sur l'expérience pratique, sur des récits autobiographiques ou des romans d'éducation, prenne de l'ampleur. La folie de la description et de la classification produira alors toutes sortes de nouvelles maladies.