Nous serons bientôt 10 milliards d’hommes sur la Terre. Face à cette explosion démographique, le nom de Malthus est souvent invoqué dans les colonnes de nos journaux ou les publications de nos essayistes. Mais ces allusions n’ont souvent plus grand-chose à voir avec la pensée de Thomas Robert Malthus, pasteur anglais né en 1766 et mort en 1834 après avoir publié plus d’une dizaine d’ouvrages et de pamphlets. Alors qui est vraiment Malthus ? Répondre à cette question, c’est plonger dans l’Europe de la fin du 18e siècle, celle qui découvre tout à la fois la promesse de bonheur formulée par les révolutionnaires français et le malheur des classes laborieuses anglaises frappées par des années de crise…
Explorer les possibilités du bonheur
« Améliorer le sort et augmenter le bonheur des classes inférieures de la société », voilà qui fut le but premier de Malthus. Il naît en 1766 dans le Sud-Est de l’Angleterre. Son père, l’avocat Daniel Malthus, est un ami de David Hume et correspondant de Rousseau et Voltaire. Il élève son fils selon les préceptes de l’Émile, tout en l’introduisant à la pensée des philosophes de son temps. Malthus parfait son éducation à l’université de Cambridge où il suit, entre autres, un enseignement en mathématiques. Il devient ensuite pasteur anglican avant de rejoindre le collège de la Compagnie anglaise des Indes orientales en tant que professeur d’histoire et d’économie politique.
Âgé de 23 ans lors de la prise de la Bastille, Malthus, comme toute l’intelligentsia européenne, a suivi de près « ce phénomène prodigieux dans l’horizon politique » qu’est la Révolution française. Les débats y sont marqués par une réflexion sur le bonheur. Condorcet et William Godwin, notamment, croient en la perfectibilité humaine et se demandent comment repenser les institutions sociales afin qu’elles permettent l’émancipation de l’humanité. C’est à ces deux penseurs que Malthus adresse en 1798 son premier livre, explicitement intitulé Essai sur le principe de population en tant qu’il affecte la future amélioration de la société, avec des remarques sur les spéculations de Messieurs Godwin, Condorcet et autres écrivains.
Extrait du traité de 1798
« J’ai lu avec grand plaisir certaines dissertations sur la perfectibilité de l’homme et de la société. J’ai été réjoui et séduit par le tableau enchanteur qu’elles offrent. Je souhaite ardemment des progrès aussi heureux. Mais je vois de grandes – et à mon sens, insurmontables – difficultés sur le chemin qui y mène. Ces difficultés, je me propose maintenant de les exposer, et je déclare, en même temps, que, loin de m’en réjouir comme d’un moyen de triompher sur les partisans du changement, rien ne me ferait plus plaisir que de les voir complètement éliminées. »
Malthus, Essai sur le principe de population, 1798 (nouvelle édition critique), traduction Éric Vilquin, Ined, 2017.
Face aux spéculations philosophiques de ces derniers, Malthus adopte une posture pragmatique : « Celui qui chercherait à prévoir les progrès futurs de la société, écrit-il, verrait deux questions se poser immédiatement à son esprit. Premièrement : quelles sont les causes qui ont gêné jusqu’à présent le progrès vers le bonheur ? Deuxièmement : est-il possible d’écarter ces causes, en totalité ou en partie, dans l’avenir ? » N’ayant pas l’intention « d’entamer une discussion philosophique sur les éléments constitutifs du vrai bonheur de l’homme », Malthus restreint sa définition à une approche matérialiste, définissant le bonheur comme le fait d’être libéré de l’angoisse de se nourrir. La société parfaite est celle « dont tous les membres vivraient dans l’aisance, le bonheur et le loisir correspondant, sans éprouver la moindre angoisse pour assurer leur subsistance et celle de leurs familles ». Malthus précise qu’il considérera plus particulièrement « deux ingrédients universellement reconnus : la santé et la maîtrise des nécessités et commodités de la vie ». Et que son étude écartera « toute supposition dont le bien-fondé probable ne peut s’appuyer sur des bases scientifiques sérieuses ».