Qu’il s’agisse d’un ado qui prétexte un coup de blues pour ne pas débarrasser la table, de votre patron qui vous couvre d’éloges tout en vous octroyant une charge de travail supplémentaire ou du candidat politique qui travestit l’histoire de France pour mieux pimenter son discours, la manipulation est omniprésente dans notre vie quotidienne. En politique, au travail, dans la pub, en famille, son champ semble s’étendre à l’infini, et la frontière semble bien poreuse entre la manipulation – qui a mauvaise presse – et la persuasion – parée de toutes les vertus. Si un chirurgien dit par exemple à un patient que l’opération médicale qu’il lui propose a 90 % de chances de réussir, cela n’a évidemment n’a pas le même impact que s’il lui dit qu’on recense 10 % d’échecs. Cet effet de cadrage qui permet d’influencer autrui de manière non coercitive ressort-il de la manipulation ou bien s’agit-il de l’influencer pour qu’il prenne la meilleure décision ? On utilise le terme à tout bout de champ mais comment le circonscrire, sachant que toute forme d’influence n’est pas forcément de la manipulation ?
D’où vient cette idée ?
Le terme de manipulation apparaît assez tardivement, si bien qu’on n’en trouve pas d’équivalent avant le 18e siècle, les termes avoisinants n’ayant d’ailleurs pas de connotation péjorative. Quand Ulysse se joue du cyclope dans les pages de l’Odyssée (8e siècle av. J.C.), on parle de ruse et non de manipulation, c’est-à-dire d’une forme d’habileté et d’intelligence technique, de sagacité, d’ingéniosité permettant de trouver une solution en toute épreuve. Durant l’Antiquité, les Grecs parlent d’ailleurs de métis pour évoquer la vivacité de jugement, la capacité d’anticiper et de saisir les opportunités d’agir. Dans les traités politiques et militaires du 17e siècle, la notion de manipulation n’est guère évoquée en tant que telle. Elle fait donc partie de ces notions culturelles comme l’identité, le bonheur ou la démocratie qui ont une histoire. Le mot le plus proche est à l’époque « manœuvre », terme issu du monde de la navigation qui a progressivement migré vers le domaine de l’art militaire. La manœuvre s’entend alors comme un ensemble de moyens mis en œuvre pour atteindre un objectif précis. Quant à la manipulation, il s’agit d’abord d’une histoire de mains comme l’indique son étymologie (« mani » dérive du latin « manus » qui désigne la « main »). Le terme vient de la chimie et évoque le fait d’utiliser un objet en le déplaçant 1. L’usage va progressivement déplacer l’usage du terme vers un sens métaphorique. Dès le 19e siècle, on va commencer à évoquer la manipulation des sujets, et non plus seulement des objets physiques.
L’apparition du terme « manipulation » pour parler des relations humaines ne signifie pas pour autant que les hommes du 18e siècle considèrent cette pratique comme nouvelle. Le terme résulte uniquement du transfert d’un terme issu du monde de la science dans celui des rapports humains pour dénoter une pratique qui est en fait ancestrale. Cette imagerie de la main se poursuit d’ailleurs aujourd’hui avec des expressions comme « la main invisible du marché » dont on pense qu’il nous manipule forcément ou bien encore dans celle de « tirer les ficelles en coulisses » quand il ne s’agit pas de la récurrence de l’image du pantin…