Il n’est pas de pratique plus classante (...) que la fréquentation du concert ou la pratique d’un instrument de musique “noble” », écrivait Pierre Bourdieu dans La Distinction 1 il y a près d’un demi-siècle. À lire la dernière enquête décennale sur les pratiques culturelles 2, rien n’a vraiment changé. La fréquentation des orchestres et de l’opéra reste une pratique minoritaire : seuls 6 % des Français ont assisté à un concert de musique classique en 2018. Et les adeptes de Beethoven, Bach ou Chopin sont issus des milieux les plus aisés : la pratique du concert est « nettement plus développée chez les cadres supérieurs et les professions libérales et dans l’agglomération parisienne », pointe une étude établie par le ministère de la Culture début 2015 3.
« En France, mais aussi aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les deux premiers facteurs de fréquentation des concerts de musique classique restent le niveau de diplôme et la position sociale », confirme Stéphane Dorin, professeur de sociologie à l’université de Limoges, auteur d’une enquête sur les publics de la musique classique en France en 2015. Le genre n’est pas déterminant, même si la pratique est un peu plus développée chez les femmes. Ce n’est pas le cas de l’âge : 70 % des abonnés des orchestres symphoniques ont plus de 50 ans 4.
« On dit souvent qu’on se tourne vers le répertoire classique en vieillissant, remarque Stéphane Dorin. Ce n’est pas vrai : au début des années 1980, l’âge médian des spectateurs était de moins de 40 ans. Aujourd’hui, il dépasse 60 ans, ce qui atteste d’un manque de renouvellement au cours des dernières décennies. Les nouvelles générations, y compris les jeunes très diplômés, ne s’intéressent plus guère à la musique classique. » Perçu comme un élément un peu poussiéreux du patrimoine, le répertoire savant des 18e et 19e siècles peine à rivaliser avec les nombreuses productions des industries culturelles populaires.
Conquérir un nouveau public
Malgré cette relative désaffection, le financement des orchestres symphoniques reste, avec les musées, bibliothèques et théâtres, « un des principaux postes du budget public de la culture et un des principaux piliers du modèle français de politique culturelle », remarque le sociologue Philippe Coulangeon, dans Sociologie des pratiques culturelles 5. Pour justifier ce soutien, les promoteurs de la musique classique ont compris qu’ils devaient conquérir un nouveau public. Dans ses récentes « propositions pour l’orchestre de demain », l’Association française des orchestres fait ainsi de la « transmission », définie comme « la mise en relation des œuvres et interprètes avec le public », un des quatre piliers de la mission de service public des ensembles symphoniques, au même titre que la création, la production et la diffusion 6.
Puisque le goût culturel est le produit d’un apprentissage familial, scolaire, social, il doit être possible de toucher de nouveaux publics, quels que soient l’âge et le milieu. Tel est le postulat de la « médiation culturelle ». Auteurs d’un « Que sais-je sur le sujet ? » 7, Bruno Nassim Aboudrar et François Mairesse définissent cette pratique comme « un ensemble d’actions visant, par le biais d’un intermédiaire – le médiateur, qui peut être un professionnel mais aussi un artiste, un animateur ou un proche––, à mettre en relation un individu ou un groupe avec une proposition culturelle ou artistique (œuvre d’art singulière, exposition, concert, spectacle, etc.), afin de favoriser son appréhension, sa connaissance et son appréciation ».