Mémoire : n'oublie pas d'oublier

Et si le secret d’une bonne mémoire était d’oublier, mais à bon escient ? Mieux encore, il semble que pour maintenir notre identité à flot, nous soyons obligés de sélectionner, filtrer, remodeler nos souvenirs… Plutôt qu’un musée, la mémoire est un laboratoire.

La nouvelle de Jorge Luis Borges, Funès ou la mémoire, présente un personnage incapable d’oublier quoi que ce soit. Son existence, ses pensées, ses perceptions sont parasitées en permanence par un jaillissement de souvenirs d’une précision inutile. Il devient incapable de vivre avec une telle mémoire, qu’il compare à un tas d’ordures, et s’enferme dans une pièce vide pour ne plus rien enregistrer. Dans la réalité, ce phénomène, « l’hypermnésie », existe bel et bien occasionnellement, et dans de moindres proportions, chez certains patients atteints de troubles neurologiques. D’autres sujets souffrent d’un état de stress posttraumatique : autrefois confrontés à un événement particulièrement dramatique et dangereux, ils peuvent être envahis tout à coup par la certitude de sa reproduction imminente. Les souvenirs correspondants, accompagnés des mêmes sensations corporelles que dans la situation initiale, surgissent de manière irrépressible. Enfin, l’impression, au seuil de la mort, de voir sa vie défiler en une fraction de seconde, sans être systématique, n’est pas une légende.
Friedrich Nietzsche insiste sur la nécessité de pouvoir oublier non seulement les détails anodins mais, le cas échéant, nos fautes, et en règle générale le passé peu reluisant de notre espèce. Or l’oubli obéit à ses propres lois : Théodule Ribot, philosophe et pionnier de la psychologie scientifique en France, découvre dès les années 1870 que les souvenirs les plus récents, et les plus complexes, s’avèrent les plus fragiles au fil de la vie. Un quart de siècle plus tard, Sigmund Freud fonde la psychanalyse en se basant sur les théories psychiatriques de son temps qui postulent l’origine oubliée, en tout cas opacifiée, des troubles hystériques. Développant cette idée, il envisage que certains souvenirs d’événements réels ou fantasmés, à connotation sexuelle, donnent lieu à un conflit psychique : censurés, refoulés dans l’inconscient, ils se manifestent de façon détournée dans les rêves, les lapsus, les symptômes psychiques et somatiques. La guérison des névroses suppose de démasquer les souvenirs, qui n’ont pas disparu mais reviennent sous forme d’ersatz. L’articulation entre l’oubli et la mémoire sous-tendrait donc la dynamique psychique.
En réalité, nous n’évoquons jamais « la » mémoire que par commodité : les psychologues s’accordent aujourd’hui (le plus souvent…) à nous en reconnaître plusieurs. Les systèmes de représentation perceptive correspondent aux répertoires visuels, auditifs, olfactifs… qui nous permettent d’identifier notre environnement immédiat. La mémoire de travail désigne quant à elle la rétention et la manipulation provisoires d’informations, en vue de l’accomplissement d’une tâche : typiquement, se répéter un numéro de téléphone en le composant, ou se concentrer pour assimiler cet article… Elle se compose notamment d’un « administrateur central » dirigeant notre attention, et de « systèmes esclaves » retenant les principales informations visuo-spatiales et phonologiques pendant le temps nécessaire à l’action en cours.

Lors de son stockage en mémoire à long terme, entre l’encodage et la remémoration, l’événement est à la fois unifié (toutes ses facettes doivent être liées, pour constituer un objet unique ou une connaissance cohérente : par exemple, la lecture de cet article) et regroupé dans une catégorie supérieure (comme les lectures récentes, ou les connaissances sur la mémoire). Les différentes mémoires sont perméables. Ainsi, la sémantisation des souvenirs épisodiques est un phénomène fréquent : nous oublions alors le contexte précis d’un événement, soit parce que ses détails se sont effilochés avec le temps, soit parce que nous le regroupons dans une catégorie plus large. Nous perdons de l’information sur le souvenir, mais notre vision du monde gagne en cohérence, en simplicité et en stabilité.Selon le psychologue britannique Martin Conway, qui s’appuie sur des résultats expérimentaux, l’oubli du superflu permet de sélectionner les éléments que nous jugeons les plus importants pour nous définir, raconter notre histoire, préserver et réaménager notre identité, justifier le sens que nous donnons actuellement à notre existence : nous « brodons », nous occultons, nous enjolivons, noircissons, relativisons… Le cas échéant, nous expliquons un pan entier de notre vie par un seul événement auquel nous conférons une symbolique particulière. Le souvenir n’est pas un objet inerte, immuable, toujours rangé dans la même petite case. Chaque évocation le modifie. Notre mémoire ressemble donc moins à un album à feuilleter qu’à une autobiographie sans cesse récrite à notre insu. • Francis Eustache, Le Pommier/Cité des sciences et de l’industrie, 2003.• Serge Nicolas, Armand Colin, 2003.• Pascale Piolino, Béatrice Desgranges et Francis Eustache, Solal, 2001.• La Mémoire, l’histoire, l’oubliPaul Ricœur, Seuil, 2000.• De la mémoire épisodique à la mémoire sémantiqueJean-Pierre Rossi, De Boeck, 2006.• Jean-Yves Tadié et Marc Tadié, Gallimard, 1999, rééd. 2004.