Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ? Curieux titre pour le livre du primatologue Frans de Waal (Les liens qui libèrent, 2016)… Il suggère qu’au fond, en ne regardant pas plus loin que le bout de son nez, l’homme s’est interdit l’accès à des formes d’intelligence autres que la sienne.
20 ans après ses travaux fondateurs sur l'entraide, les éthologues ne cessent de mettre en évidence les étonnantes capacités de nombreuses espèces animales. F. de Waal nous donne toutes les raisons d’affirmer que les formes d’intelligence sont multiples et largement distribuées dans l’univers du vivant. De passage en France, il acceptait de répondre à nos questions.
Qui donc est trop bête pour comprendre l’intelligence des animaux ?
Je ne parle pas du grand public, qui découvre périodiquement qu’on a mis en évidence de nouvelles compétences chez des primates ou des oiseaux. Pour les gens, en général, ce n’est pas vraiment un problème.
Mais du côté des scientifiques, beaucoup continuent de penser que le comportement animal obéit aux mécanismes simples de l’instinct ou du réflexe acquis par apprentissage. C’est très courant chez les esprits cartésiens, et ils sont nombreux en France. Les gens ignorent souvent qu’il a fallu un siècle pour que la recherche en éthologie prenne conscience de la dimension cognitive des comportements des animaux, ce qui revient à dire qu’ils présentent une forme d’intelligence.
Quelle est la raison de cette résistance ?
J’ai étudié, pour ma part, les effets des théories psychologiques dominantes au 20e siècle. Dans un premier temps, l’hégémonie de la psychologie béhavioriste a fait qu’on ne s’intéressait pas à l’intelligence des êtres vivants, pas même à celle de l’homme. Pour les béhavioristes, l’esprit était une « boîte noire », dans laquelle on ne mettait pas trop le nez. Son fonctionnement était considéré comme mû par des besoins élémentaires, et façonné par des conditionnements simples, chez l’homme comme chez l’animal.
Lorsque la psychologie est devenue cognitive, elle ne s’est a priori intéressée qu’aux performances humaines, et du coup l’animal a été relégué du côté des êtres sans intelligence. Ce sont des biologistes, comme moi, qui ont contribué à changer les regards : ils n’oublient jamais que l’homme est un primate, c’est-à-dire un animal. Les neuroscientifiques, en particulier, ont beaucoup fait pour lever la barrière des espèces en montrant à quel point les cerveaux du rat et de l’homme sont très semblables dans leur structure.
Dans les années 1980, leurs recherches se sont intéressées à des états mentaux tels que les émotions, les sentiments sociaux, les humeurs, qui sont aussi bien présents chez de nombreuses espèces que chez l’être humain. Tout cela a agi dans le sens du développement d’une éthologie animale cognitive, et a abouti à la démonstration que certaines espèces au moins ont une intelligence proche de celle de l’homme.