James C. Scott a retracé l'histoire des premiers États. © PETER VAN AGTMAEL/MAGNUM
Les anthropologues aussi ont leurs « anars ». Avec le Français Pierre Clastres (1934-1977) et son compatriote David Graeber (1961-2020), l'Américain James C. Scott, 87 ans, participe d'une « anthropologie anarchiste » qui, selon les mots de l'archéologue Jean-Paul Demoule, tente de retracer comment certaines sociétés ont acquis un caractère « oppressif » tandis que d'autres ont tenté de se prémunir des « oppressions à venir » en inventant une vie sans, ou contre, l'État.
Un défi de plus en plus ardu dans notre monde contemporain, même s'il reste possible de tenter de s'abstraire de l'influence de l'État.
Comment vous êtes-vous intéressé à l'histoire des peuples sans État, ou réticents à se laisser gouverner par un État ?
Il y a longtemps, pendant la guerre du Vietnam, je donnais un cours sur les rébellions paysannes devant plusieurs dizaines d'étudiants, pour la plupart de gauche. J'avais lu des penseurs anarchistes, comme Mikhaïl Bakounine ou Pierre Kropotkine, et je me suis entendu dire des choses dont j'ai ensuite réalisé qu'elles ressemblaient à ce que dirait un anarchiste.
À cette époque, j'étais fasciné par des figures comme Mao Tsé-toung en Chine, Hô Chi Minh au Vietnam, Kwame Nkrumah au Ghana ou Sékou Touré en Guinée, mais j'ai compris que leurs révolutions avaient fini par créer un État souvent plus oppressif que l'État qu'elles avaient remplacé, en partie parce qu'elles étaient menées de manière hiérarchique.
Cela m'a orienté vers ce qui me paraît le cœur de la pensée anarchiste, la coordination et la coopération sans hiérarchie, et je me suis intéressé à des formes d'organisation sociale et d'actions décentralisées.
Un mouvement comme Solidarność en Pologne, par exemple, a été d'une importance énorme pour moi, notamment parce qu'il était non hiérarchique et s'est pourtant avéré essentiel dans la chute du régime de loi martiale en 1989. Aujourd'hui encore, une révolution est en cours en Birmanie, qui oppose en gros la population à la junte militaire.
Elle est complètement décentralisée, menée par des forces de défense villageoises, des groupes armés ethniques, des étudiants qui ont quitté la ville pour y participer. Et, pour l'instant, elle réussit plutôt au-delà des espérances justement parce qu'elle est décentralisée, laissant une marge de manœuvre et d'invention aux habitants face à la junte.
Historiquement, une fraction du territoire de la Birmanie fait d'ailleurs partie de la Zomia, une gigantesque région d'Asie du Sud-Est connue pour son refus du pouvoir étatique, à laquelle vous avez consacré un de vos livres les plus connus, Zomia ou l'art de ne pas être gouverné…