Nathalie Heinich. Un regard singulier sur l'art

L'admiration ou le rejet des oeuvres d'art peuvent-ils s'expliquer ? Selon Nathalie Heinich, la réponse est à chercher dans le vécu présent et passé de l'activité artistique, et non dans quelque mécanisme social extérieur au domaine.

« L'individuel opposé au collectif,le sujet au social, l'intériorité à l'extériorité, l'inné à l'acquis, le don naturel aux apprentissages culturels : le domaine de l'art est par excellence celui où s'affirment les valeurs contre lesquelles s'est constituée la sociologie. » Peut-on, après avoir écrit ces lignes, encore prétendre faire une sociologie de l'art ? C'est pourtant le cas de Nathalie Heinich qui, depuis 1991, poursuit une oeuvre abondante dans ce domaine. Après La Gloire de Van Gogh (1991), Du peintre à l'artiste (1993) et Etre artiste (1993) décrivaient l'émergence de la figure moderne de l'artiste. En 1998, elle consacre deux études à la réception houleuse de l'art contemporain (Le Triple Jeu de l'art contemporain et L'Art contemporain exposé au rejet) et un essai à la description de sa propre démarche. Puis vient un autre ensemble, consacré à la création littéraire (L'Epreuve de la grandeur en 1999 et Etre écrivain en 2000). Un fil rouge court entre toutes ces études : les arts plastiques, la littérature ne sont pas des biens comme les autres. Les artistes et les écrivains ne sont pas des travailleurs comme les autres. Leur valeur dépend de la reconnaissance par le public et par des instances spécialisées, et leur statut, depuis plus d'un siècle, découle de l'absolue singularité de leur oeuvre. N. Heinich pointait en particulier, en 1998, le paradoxe de l'art dit « contemporain », travaillé en profondeur par deux exigences contraires : celle d'être rejeté (preuve d'originalité) et celle d'être reconnu (comme genre légitime). Provoquer, surprendre, décevoir sont les conditions de reconnaissance du genre. Elles ne font qu'exacerber la démarche des modernes, à savoir s'affirmer comme des créateurs absolument singuliers, et admirés en tant que tels.

Ces raisons posent un problème difficilement réductible aux arguments de l'esthétique comme à ceux de la sociologie : comment une qualité si singulière peut-elle devenir l'objet de l'admiration collective ? Ce qui est social, en principe, c'est ce qui est partagé, conforme aux valeurs esthétiques et morales d'une communauté donnée. Les sociologues s'intéressent tout naturellement aux institutions qui contribuent à reproduire ces valeurs : écoles, académies, experts, galeries, maisons de vente, institutions muséales, pouvoirs publics. Ils en décrivent les effets sur les créations, sur les carrières, sur le destin des oeuvres, sur le goût du public. Bref, ils s'intéressent plus au contexte de l'art qu'à son contenu particulier.

Après avoir été formée à ce point de vue, N. Heinich s'en détache pour entrer dans le détail des raisons que donnent les acteurs de leurs choix et de leurs rejets. En réserve des effets institutionnels, elle s'intéresse aux configurations d'idées et aux raisons de sens commun qui justifient la démarche provocatrice des artistes, l'admiration ou le rejet du public. Elle montre qu'à côté d'un point de vue savant, qui valorise le génie des oeuvres, le commun des mortels tend à admirer l'héroïsme du créateur, l'originalité de sa personne. Cela peut se comprendre : « être une personne singulière » est une valeur accessible à tout être humain, et l'on célèbre ceux qui y parviennent mieux que les autres. Ainsi y aurait-il de l'universel dans le culte de la singularité. Dans le rejet de l'art contemporain, ce sont les oeuvres qui posent problème : n'étant pas reconnues comme telles, elles n'évoquent aucun héroïsme, aucune singularité (« n'importe qui pourrait le faire ! »). L'artiste, lui, est soupçonné de mauvaise foi, tandis que les institutions, elles, s'emploient à valoriser la transgression que vérifie cette incompréhension.