Rencontre avec Élisabeth Roudinesco

Ne pas faire d'Oedipe un dogme

Le complexe d’Œdipe tel que Sigmund Freud l’a formulé est en réalité assez éloigné du mythe…

Freud a en effet détourné Œdipe roi, la tragédie de Sophocle : dans celle-ci, Œdipe ne désire pas coucher avec sa mère ni tuer son père. Il tue celui-ci sans savoir ce qu'il lui est, et Jocaste lui est octroyée à la suite de sa victoire sur la Sphinge, mais il ignore qu’elle est sa mère. Freud nous dit bien sûr que ce désir est inconscient. Reste que l’interprétation freudienne s’éloigne beaucoup du mythe grec. En revanche, ce qu’il y a rétrospectivement de très « psychanalytique » dans cette tragédie, c’est qu’elle nous conte l’histoire d’un héros qui se découvre autre que ce qu’il croyait. Œdipe pensait être un grand roi et se découvre comme souillure (pharmakos). Freud ne pouvait pas penser Œdipe sans se référer à une autre tragédie, Hamlet de William Shakespeare. Hamlet incarne déjà la névrose moderne. Il est un héros tragique, comme Œdipe, mais un héros névrosé qui n’arrive pas à venger son père. C’est grâce à Hamlet que Freud pense la conscience coupable, l’impuissance, le désir de la mère, qui est dans ce cas très clair, la relation ambivalente au père. Autrement dit, Freud ne pouvait pas penser Œdipe sans Hamlet, comme l’avait déjà souligné Jean Starobinski. Œdipe incarne l’inconscient et le destin, Hamlet la conscience coupable. C’est toute la force du geste de Freud que d’avoir ramené chaque sujet à la tragédie.

Y a-t-il eu des critiques du complexe d’Œdipe au sein du mouvement psychanalytique ?

La psychologie œdipienne n’a pratiquement pas été remise en cause dans la psychanalyse. Melanie Klein et ceux qui s’en réclament l’ont en quelque sorte un peu réaménagée : ils ont parlé d’Œdipe primaire, c’est-à-dire qu’ils ont reculé l’âge de l’apparition du complexe chez l’enfant, ils ont fait une clinique du complexe œdipien différente de celle de Freud. Mais ils n’en sont pas sortis.
Pour sa part, Jacques Lacan ne touche pas au complexe d’Œdipe tel que Freud l’a construit, simplement il ne s’y intéresse pas beaucoup et ne le commente pas. L’Œdipe qui intéresse Lacan n’est pas l’Œdipe roi amené à tuer son père et à coucher avec sa mère, mais celui de l’autre pièce de Sophocle, Œdipe à Colone, où ce père déchu, amer, maudit ses fils. Lacan a aussi beaucoup commenté la figure d’Antigone, fille d’Œdipe. Il déplace en fait le commentaire. C’est hors du cadre psychanalytique à proprement parler que la contestation a été la plus forte. Gilles Deleuze et Félix Guattari en particulier ont, dans L’Anti-Œdipe, dynamité la psychologie œdipienne : ils refusent le familialisme, la réduction du désir à des histoires de papa-maman. Pour eux, l’inconscient est une machine, pas un théâtre.

Oui, nécessairement. Au moment de la polémique autour du pacs en 1999, le mouvement psychanalytique a été dans sa majorité plutôt conservateur. Au nom du complexe d’Œdipe, certains se sont opposés à l’idée d’un « mariage homosexuel ». Mais en dix ans, les mentalités ont évolué et les psychanalystes sont moins hostiles qu’avant à l’homoparentalité ou à d’autres modalités de l’organisation familiale. Cela change par le biais de la clinique : les psychanalystes ont parmi leurs patients des mères célibataires, des homosexuels, des parents de familles recomposées ou des enfants qui en sont issus, et ils changent peu à peu leur opinion sur la question. A l’image des gens en général.A l’intérieur du mouvement analytique, Œdipe est un mythe fondateur, mais je ne crois pas que les psychanalystes mènent des cures en se demandant vraiment si leur patient voulait coucher avec sa mère et tuer son père. Ce qui me semble primordial, c’est de ne pas faire de la tragédie d’Œdipe une psychologie normative des familles.