Norbert Elias (1897-1990) La civilisation par les moeurs

Les gestes de pudeur et la pacification des mœurs sont, selon Norbert Elias, les signes visibles du processus de civilisation qui affecte l’Europe depuis la Renaissance. Une thèse qui a traversé tout le 20e siècle.

Jusqu’au 16e siècle, dans les villes allemandes, on pouvait, paraît-il, assister au spectacle hebdomadaire de familles entières traversant la ville nus comme des vers pour se rendre au bain public. Dans le même ordre d’idées, il semble qu’au 14e siècle, les usages du corps et les manières de table étaient beaucoup moins policés que les nôtres. Érasme, en 1530, conseillait aux jeunes gens de cacher le bruit de leurs pets en toussant, et de se servir de trois doigts pour puiser la viande dans les plats, sans les essuyer sur la manche de leur voisin… De telles recommandations relèveraient aujourd’hui de l’ironie.

C’est avec de tels faits savoureux que Norbert Elias a introduit dans l’analyse sociohistorique de l’Occident la notion de « civilisation des mœurs ». L’idée, développée en trois tomes, se résume aisément : la « civilisation », explique Elias, est une question de mœurs, en particulier de ces petites et grandes règles qui pèsent sur l’usage du corps, la satisfaction des besoins, des instincts et des désirs humains. Or, cette dimension de la morale a connu une évolution très marquée en Europe à partir de la Renaissance : l’homme médiéval vivait dans une sorte de barbarie plus ou moins innocente, une liberté réelle d’exprimer violemment ses émotions, ses désirs et de satisfaire ses besoins les plus brutaux sans souci du regard d’autrui. À partir du 16e siècle, tout cela – politesse, manières de tables, comportements – commence à être codifié par les nobles de cour. Au 18e siècle ce sont les bourgeois qui s’emparent de ces bonnes manières. Au 19e siècle, le mouvement se démocratise encore : l’ère est à une morale qui s’appelle « hygiène ». Y sommes-nous encore aujourd’hui ? C’est une autre question. Selon Elias, ce mouvement inachevé dessine toute l’histoire politique, sociale et culturelle de l’Occident. Car l’évolution de ces manières du corps est le produit de la généralisation d’un modèle de personnage : celui du noble courtisan.