Un mirage sociologique

Normes et lien social. À la recherche de l'anomie

En sociologie, l'anomie sert à désigner un affaiblissement du lien social. L'histoire des idées montre cependant que le terme est équivoque, et qu'il a pris au fil du temps des significations très diverses.

Paradoxale anomie ! Malgré sa très large diffusion (elle commence même, depuis quelques années, à déborder le cadre de la sociologie), il est difficile, voire impossible, d'en donner une définition qui obtienne l'approbation générale. Pourtant cela n'empêcha pas Talcott Parsons (1902-1979) de noter, il y a une trentaine d'années, que l'anomie est « un des rares concepts vraiment centraux de la science sociale contemporaine ».

Etymologiquement, le mot dérive du nom grec anomia, qui renvoie à son tour à l'adjectif anomos, « sans loi ». Donc, littéralement, la traduction serait « absence de lois ou de normes ». Mais, d'emblée, les questions se posent : de quelles lois et quelles normes s'agit-il ? Et parlons-nous de leur inexistence proprement dite, de leur non-respect ou de leur contestation ? Ces questions sont toujours d'actualité.

D'autre part, l'anomie est-elle la clef de voûte, la cheville ouvrière de la sociologie ou un « nid de concepts fugaces » ? Doit-on parler d'une anomie plurielle ou d'une pluralité d'anomies ? Certes, elle est considérée comme un concept-clé en sociologie, voire comme le « concept sociologique par excellence ». Et pourtant, ce concept est si changeant et parfois si inconsistant qu'il fuit comme l'eau entre les doigts.

Ainsi, la polysémie du terme et le flou des concepts qu'il recouvre donne des vertiges. Philippe Besnard, dans l'ouvrage qu'il lui consacre 1, note : « On a vu, par exemple, de l'anomie dans la violence collective comme dans la passivité individuelle, dans l'exaspération de désirs ou d'ambitions qui ne connaissent plus de bornes comme dans le renoncement à toute espérance, dans le conflit entre normes divergentes comme dans l'effondrement du système normatif, dans l'indétermination des buts de l'action comme dans l'impossibilité d'atteindre des buts déterminés et même prescrits. » Le qualificatif « anomique », ajoute-t-il, a été appliqué à « des individus innovateurs aussi bien qu'aux exclus de la société industrielle, aux nantis comme aux démunis, aux révoltés comme aux malades mentaux, à une gamme de personnages allant de Faust à Antigone en passant par Don Juan, Karl Marx ou Coluche ». L'anomie ressemble à une pâte que chaque sociologue modèle en une réalité différente au gré de sa démonstration.

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Découverte, abandon, redécouverte de l'anomie

Comme elle concerne le rapport de l'individu à la société, la notion d'anomie est au coeur de la pensée sociale. Et pourtant, elle a connu une carrière en dents de scie. Voire cyclique : découverte, utilisation, critiques, expérimentation, abandon, puis redécouverte... Par exemple, disparue des écrits d'Emile Durkheim (1858-1917) en 1901, délaissée tant par ses amis de L'Année sociologique que par ses émules, l'anomie réapparut après une longue période de latence, dans les années 30, à l'université Harvard, mais n'en sortit réellement que vers 1950, et connut son plein épanouissement dans les années 60 (sommet de sa gloire dans les années 1964-1965 en Amérique et 1965-1968 en France). Depuis, l'anomie ne doit sa survie qu'à sa « psychologisation », voire à sa « psychiatrisation ». Alors, qu'est-ce que l'anomie, et surtout, à quoi sert-elle ?