Imaginez que vous vous détendez sur une plage paradisiaque : vous visualisez un ciel d’un bleu intense, vous sentez le soleil caresser votre peau, vous entendez le doux bruit du ressac et le bruissement des palmiers qui ondulent sous une brise légère. Pour recréer la situation, vous avez puisé dans votre stock d’images mentales. Et c’est comme si vous y étiez. Demandez maintenant à un amnésique de s’imaginer dans la même situation : il ne pourra vous décrire que du bleu ou du blanc, peut-être la sensation de quelques grains de sables sur ses doigts. Et c’est tout.
Se souvenir et anticiper, le paradoxe de la mémoire
Voilà ce qu’ont montré Demis Hassabis et Eleanor Maguire de l’University College London. Les amnésiques ne parviennent pas à imaginer les situations autrement qu’à partir de quelques éléments : leurs images sont parcellaires et manquent de cohérence (1).
L’équipe de Karl Szpunar (Washington University, Saint-Louis, États-Unis) a montré, grâce à l’IRM, que le rappel du passé et la projection dans l’avenir stimulent les mêmes zones du cerveau : le cortex préfrontal et l’hippocampe. Les activités d’anticipation « réveillent » donc les mémoires liées aux expériences passées (2).
Pour le neuroscientifique israélien Yadin Dudaï et la médiéviste américaine Mary Carruthers, la mémoire est comme Janus, elle a deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers le futur (3).
Notre mémoire n’est ni un simple réservoir, ni une simple empreinte dans des tablettes de cire, comme le concevait Platon. Pour expliquer que les souvenirs ne sont pas des « représentations » stockées de façon fixe, le neuroscientifique américain Gérald Edelman compare notre mémoire à un glacier. « Un souvenir représentationnel serait comme une inscription codée gravée dans le roc », dit-il. À l’inverse, « un souvenir non représentationnel serait comme les altérations d’un glacier » soumis aux changements du climat. Ce glacier évolue sans cesse : il s’y forme des ruisseaux changeants qui se combinent ou se séparent, peuvent créer des étangs qui ne sont jamais exactement les mêmes. De même, les bribes de nos souvenirs s’associent de façon changeante, de sorte que notre mémoire ne se répète jamais à l’identique. Notre mémoire est une véritable reconstruction active et dynamique, ainsi que le proposait déjà le philosophe Henri Bergson au xixe siècle, dans Matière et Mémoire (1896). Plus précisément, ce dernier opposait déjà une mémoire-habitude faite d’images-souvenirs, à une mémoire « profondément différente (…), toujours tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que le futur ».
Se souvenir et anticiper seraient donc les deux facettes de la mémoire. Comment comprendre ce paradoxe ?
La reconstruction commence dès l’encodage des souvenirs : toutes les perceptions ne sont pas conservées. « Ne voir dans la mémoire qu’un enregistreur passif serait une erreur, confirme Martial Van der Linden. Seuls s’y maintiennent durablement les événements ayant un lien avec nos buts et nos valeurs ; les autres, routiniers ou insignifiants, sont voués à l’oubli (4). » Et ces souvenirs sont loin d’être des représentations exactes de la réalité : ils sont souvent déformés.
Daniel Schacter raconte que le psychologue américain Donald Thompson fut accusé de viol par une victime qui prétendait se souvenir en détail de son visage. Il a heureusement été relâché grâce à un solide alibi : au moment des faits, il était interviewé en direct à la télévision (à propos de la fiabilité de la mémoire !). En fait, la victime, qui avait regardé l’émission, avait confondu son visage avec celui de l’homme qui l’avait agressée (5).
Dans de nombreuses affaires judiciaires, des interrogatoires mal menés provoquent de faux souvenirs chez les témoins. Par exemple, un homme convoqué au commissariat pour identifier un coupable et peu sûr de lui : « Oh ! mon Dieu ! Je ne sais pas… Peut-être le numéro deux… mais je ne suis pas sûr. » « OK, ça me va », répond nonchalamment l’inspecteur. À la barre six mois plus tard, le témoin jure être absolument certain de la justesse de son identification. Il y a bien d’autres exemples où un souvenir qui n’a été en fait que suggéré par un tiers nous semble véritablement authentique.