«Nous sommes ce que nous mangeons» Rencontre avec Gilles Fumey

Gilles Fumey est un géographe atypique. Explorant hors des objets classiques de la géographie, il a choisi de s’intéresser à nos assiettes. Il a une conviction : en mangeant, nous nous approprions le monde pour le comprendre. Rencontre.

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Vous travaillez sur l’alimentation, ce qui est assez atypique pour un géographe : d’où vient votre intérêt pour ces questions ?

Très tôt, à table, lorsque je lisais Bourgogne sur l’étiquette d’une bouteille de vin ou Banon sur celle d’un fromage, je faisais le lien entre les noms de lieux et ce qu’on mange. Bien plus tard, recruté comme enseignant-chercheur, j’ai décortiqué cette alimentation « géographique » 1. Mais les géographes s’intéressaient plutôt à l’alimentation sous l’angle de l’économie même si quelqu’un comme Jean Bruhnes avait déjà écrit en 1912 que « manger, c’est incorporer un territoire ». Finalement, ce sont des historiens comme Jean-Louis Flandrin, des sociologues comme Edgar Morin et des anthropologues comme Claude Lévi-Strauss qui ont inscrit l’alimentation dans le champ des sciences sociales. Pour ma part, comme j’avais travaillé en thèse sur le concept de paysage, j’en suis vite arrivé à qualifier les terres agricoles de paysages alimentaires 2.

Pouvez-vous nous expliquer ce concept de « paysage alimentaire » ?

Les anthropologues citent Hippocrate selon lequel nous sommes ce que nous mangeons. De fait nos nourritures proviennent de la terre ou de l’eau via la mer et les rivières – les aliments fabriqués in vitro par quelques start-up californiennes n’étant pas encore produits au stade industriel. On peut donc dire que nous mangeons le monde, c’est-à-dire des territoires pensés par les sociétés humaines. Y compris dans leur partie visible, le paysage. Car la vue détermine aussi nos choix alimentaires. Une bouteille de vin d’Alsace étiquetée avec un blason rappelant l’Empire et un paysage de vignoble est le produit d’un paysage à boire. En Chine, autre patrie du paysage, la communication sur le riz passe par une mise en scène paysagère des rizières.

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Cette notion de paysage alimentaire est-elle universelle ?

Pas vraiment. Augustin Berque a montré que l’Europe et la Chine sont les deux berceaux du paysage. Et ce sont les deux grandes aires de la gastronomie mondiale. Un hasard ? Non, parce que la gastronomie suppose la culture. Et la culture, dans ces régions du monde, ce sont aussi les paysages. Les vignobles, les bocages et les rizières sont très évocateurs d’un travail d’écriture paysagère. Ce sont des constructions collectives extrêmement savantes, complexes, durables, parfois patrimonialisées par l’Unesco, qui se mangent et se boivent. Aux États-Unis, c’est tout le contraire ! L’openfield américain n’a pas été pensé par des paysans. Il a été construit au 19e siècle, après le massacre des bisons et des populations autochtones. Les grandes plaines sont devenues alors des espaces de rente. Les immigrants européens qui s’y installaient (et leurs descendants d’aujourd’hui) produisaient des céréales et de la viande, une matière première collectée massivement par de grandes firmes de Chicago grâce au chemin de fer et transformée pour les marchés urbains. Les plaines américaines sont pensées comme un système minier et, culturellement, elles n’intéressent guère que les cinéastes et quelques fans du land art.