Nouveaux regards sur la Shoah

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les recherches sur la Shoah ont évolué, en s’ouvrant à l’histoire des victimes comme à celle des bourreaux. Aujourd’hui, leur dynamisme s’appuie sur de nouvelles approches.

Quand l’histoire de la Shoah est-elle née ?

Dans l’immédiat après-guerre, le massacre de quelque six millions de Juifs européens par le régime nazi est ignoré par les historiens des universités qui le cantonnent alors à une « affaire juive ». Ce sont essentiellement des institutions de recherche privée spécialisées qui mènent des études sur le sujet, comme le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) à Paris, Yad Vashem à Jérusalem, Yivo (Institute for Jewish Research) à New York ou encore l’Institut historique juif à Varsovie. En Israël même, le génocide est refoulé, absent dans le système éducatif comme dans le débat public. La guerre israélo-arabe de 1948-1949 et la vague d’immigration qui suit en Israël relèguent les survivants des camps à l’arrière-plan. « Les rescapés dont certains portent au bras gauche un numéro tatoué, font partie du paysage de l’Israël des années 1950, mais il semble qu’on ne les voit pas », écrit Georges Bensoussan 1. Ceux-ci sont parfois méprisés, perçus comme passifs, fragiles, s’étant laissés assassiner en masse. Ils sont même appelés « savon » par dérision, ce terme devenant synonyme de faiblesse et de lâcheté 2.

Plus de quinze ans après la fin de la guerre, en 1961, un événement majeur provoque un tournant : le procès du criminel nazi Adolf Eichmann. C’est Fritz Bauer, procureur général du Land de Hesse en Allemagne, juif et socialiste, qui aide l’État d’Israël à le traquer en Argentine. Eichmann est capturé en mai 1960 à Buenos Aires par des agents du Mossad, le service de renseignement israélien, puis jugé à Jérusalem d’avril à décembre 1961. Il est condamné à mort et pendu le 31 mai 1962. À la différence du procès de Nuremberg qui couvrait l’ensemble des crimes nazis, l’accusation se concentre sur le génocide des Juifs, abordé comme un événement distinct dans la Seconde Guerre mondiale.

Ce procès cathartique libère la parole des survivants, demeurés silencieux jusque-là. De nombreux rescapés des camps viennent témoigner, se sentant capables de raconter ce qu’ils ont enduré. Filmé et très médiatisé, l’événement provoque l’intérêt de la communauté internationale. Parmi les envoyés spéciaux venus du monde entier, figure la philosophe Hannah Arendt, pour le journal The New Yorker. Décrivant Eichmann comme un homme « effroyablement normal », elle élabore le concept de « de banalité du mal » 3 selon lequel des hommes « ordinaires » peuvent devenir inhumains dans un système totalitaire, par soumission à l’autorité. En France, le procès est suivi par des chroniqueurs de renom tels Joseph Kessel, Frédéric Pottecher ou Jean-Marc Théolleyre. Du fait de cet événement, le génocide des Juifs commence alors à pénétrer la conscience collective, en Israël comme dans le monde entier. C’est à partir de ce « moment Eichmann » 4 que naît la volonté commune d’explorer l’histoire de la Shoah.


Existe-t-il différentes approches ?

Depuis les années 1950-1960, l’histoire de la Shoah a connu plusieurs développements, axés notamment sur la « machinerie » de destruction des Juifs. Un certain nombre d’historiens ont voulu cerner ses racines, en s’appuyant sur les archives laissées par le IIIe Reich. Pour Léon Poliakov, George Mosse ou Lucy Dawidowicz, l’idéologie antisémite des nazis demeure la clé principale d’explication. Au sujet du processus d’anéantissement, Karl Dietrich Bracher ou Raul Hilberg soulignent, eux, le rôle de la bureaucratie et de la structure autoritaire de l’État. Parmi les autres courants, l’historien allemand Götz Aly met en avant des explications matérielles : le pillage et la spoliation des biens juifs auraient permis de financer la guerre 5. Cependant, cette thèse reste très contestée par ses pairs qui relèvent des erreurs dans ses calculs ; selon eux, le poids des spoliations dans l’économie allemande n’aurait pas été aussi important. D’autres historiens, eux, se concentrent sur l’existence d’une décision de la « solution finale », par exemple Christian Gerlach qui fait remonter cet événement au 12 décembre 1941.

Précurseur, Saul Friedländer est le premier à avoir écrit une histoire incluant tous les points de vue : ceux des bourreaux, des victimes et des témoins. Son ouvrage monumental L’Allemagne nazie et les Juifs 6 marque un tournant dans l’historiographie de la Shoah. L’historien offre enfin une légitimité aux sources documentaires émanant des victimes (journaux intimes, lettres ou mémoires rédigés pendant la guerre), contrairement à ses prédécesseurs qui se focalisaient sur les archives du régime nazi. Grâce à ce travail, il parvient à mettre en lumière les facteurs idéologiques et culturels (par exemple le conservatisme catholique) expliquant la passivité des témoins face aux persécutions des Juifs, ou encore la soumission des victimes dans l’espoir d’améliorer leur condition. Depuis, de nombreux autres historiens ont suivi ses traces en faisant clairement entendre les voix des victimes.