L'image du judaïsme en France

Le judaïsme français bénéficie d'une visibilité importante, notamment médiatique. Si le phénomène n'est pas nouveau, il a affiché en un siècle de multiples visages.

L'espace public français a vu, en un siècle, défiler une quantité impressionnante d'images des juifs et du judaïsme. Elles ont été le plus souvent imposées de l'extérieur, acteurs politiques, journalistes et écrivains laissant parler leurs préjugés, ou bien instrumentalisant leur représentation au profit d'une stratégie ou d'une idéologie politiques. Tantôt bienveillante, tantôt stigmatisante et visant délibérément à conforter des préjugés véhiculés par des siècles d'antijudaïsme chrétien, chacune de ces images, qui ont participé et qui participent encore à la visibilité du judaïsme, illustre à sa façon une page de l'histoire de ce siècle.

Lorsque, à la faveur de l'affaire Dreyfus, le journal d'Edouard Drumont, La Libre Parole, enflamme l'opinion française contre les juifs et fait monter la pression antijuive, la figure du juif qu'on offre à la vindicte populaire ne peut être autre chose que celle du traître, de la pieuvre cosmopolite ou de la sangsue capitaliste. Oubliés, les « juifs d'Etat » 1, les grands intellectuels (Marcel Proust, Emile Durkheim), financiers et industriels qui participent à la modernisation de la France : Dreyfus acquiert une visibilité sans égale.

Or, en tant que juif, Dreyfus est invisible. Prototype parfait de l'israélite produit par la Révolution française et le moule jacobin, il n'a rien de particulier à offrir au regard. Mais la banalité de sa personne et sa non-visibilité juive sont retournées contre lui : Dreyfus se fond volontairement dans le paysage et se rend invisible pour mieux nuire. Son image - étendue à tous les juifs - se construit selon un bric-à-brac de lieux communs anciens et nouveaux, agrégeant les attributs de l'« anti-France » et du « camp de l'étranger » aux caractères traditionnellement prêtés par l'Eglise aux membres du peuple déicide.

Par chance pour les mêmes faiseurs d'opinion, la figure outrancière du juif du ghetto, sémite barbu et lippu, en caftan et chapeau, vient rivaliser dans l'opprobre avec la précédente. Or, ce juif-là existe bel et bien : il a donc l'avantage de désigner non seulement un juif qui se donne à voir comme tel, mais un étranger « qui n'est pas de chez nous », à l'aspect repoussant.

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Un siècle de stéréotypes

Il est vrai que, lorsque, chassés par les pogroms et la misère, les premiers juifs russes commencent à affluer vers la France à partir de 1881, le spectacle qu'ils offrent est loin du pittoresque. Incarnation du désarroi de l'exode, ils résument dans sa réalité la plus crue le sort de tous les immigrés. Jusqu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la presse antisémite et certains écrivains 2 se déchaîneront contre ces « asiatiques », ces individus sans gêne ni morale qui viennent corrompre la France et manger le pain des honnêtes Français. Certains verront même dans ce sort réservé aux juifs une malédiction divine, juste sanction infligée au peuple déicide.

Une autre image se superpose : la subversion. Les quelques étudiants, révolutionnaires ou agitateurs professionnels qui figurent parmi ces immigrés alimentent la psychose antijuive. Leur image démultipliée fait passer à l'arrière-plan la foule de tous ceux qui peinent à la tâche et tentent de retrouver une dignité (eux aussi dénoncés), et ceux nombreux qui, à deux reprises en moins d'un demi-siècle, défendent les couleurs de la France sur le champ de bataille.

Pendant l'entre-deux-guerres, les ligues nationalistes rivalisent de violence abjecte dans leurs diatribes antisémites 3. Les juifs incarneront tour à tour les « gros » et le capitalisme au moment du krach de 1929, la subversion communiste avec le Front populaire et la guerre d'Espagne - de nombreux immigrés juifs s'engagent dans les Brigades internationales -, le camp de l'étranger et la cinquième colonne à la veille de la guerre, le bellicisme à la déclaration de la guerre, le profit au début de la guerre.

Il faudra attendre les mesures antijuives de Vichy et la grande rafle du Vél' d'Hiv en juillet 1942 pour qu'apparaisse la figure de la victime, porteuse de l'étoile jaune. Les images des camps et de l'extermination, celles des déportés en pyjama rayé n'apparaîtront, elles, qu'à la Libération. Au lendemain de la guerre, le juif et, plus encore, le déporté, n'intéressent plus ou pas encore. Il est trop tôt encore pour accepter de regarder en face et d'entendre 4 les survivants qui reviennent et qui veulent témoigner. Les préoccupations du moment sont la reconstruction matérielle du pays et celle de son unité nationale. Pour une courte période, parce que leur retour à la normalité et leur simple présence soulèvent des questions embarrassantes, les juifs sont à la fois invisibles et condamnés au mutisme.