Ottomans : le règne de la différence

L’Empire ottoman n’était pas le Léviathan immobile et despotique souvent dépeint. Sa longévité de plus de six siècles s’explique par sa capacité à évoluer et à faire cohabiter de multiples groupes nationaux et religieux.

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Il fut un jour suggéré à Soliman le Magnifique, sultan de l’Empire ottoman de 1520 à 1566, que les juifs devaient être exterminés de ses territoires en punition de leur pratique de l’usure – condamnée en Islam comme en Chrétienté. Il répondit en demandant à ses conseillers « d’observer un bouquet de fleurs aux coloris et formes multiples, soulignant combien chaque fleur, avec son aspect et sa couleur uniques, participait à la beauté de l’ensemble. Et de conclure qu’il gouvernait de multiples nations – Turcs, Maures (musulmans issus du Maghreb ou chassés de territoires chrétiens telles l’Espagne, la Sicile…, ndlr), Grecs et tant d’autres. Que chacune de ces nations contribuait à la richesse et à la réputation de son empire, et qu’afin de perpétuer cette heureuse situation, il estimait sage de continuer à tolérer tous ceux qui vivaient sous son règne 1 ». Ce sont de tels exemples de tolérance qui font de l’Empire ottoman (1299-1923) un modèle propre à nourrir les débats contemporains sur le multiculturalisme et la coexistence des différences.

L’Empire ottoman fut longtemps prospère, maintenant sa tutelle sur de vastes territoires s’étendant des frontières du Saint-Empire romain germanique au Yémen. Il incluait la Hongrie et les Balkans, l’Érythrée et le Sud de la péninsule arabique, contrôlait l’essentiel de l’Afrique du Nord et de l’Asie occidentale. Il fédéra durant plus de six siècles un large spectre de cultures, de langues, de peuples, d’environnements, de structures politiques et sociales.

Il est étonnant de constater que peu de chercheurs ont tenté d’expliquer, ni même reconnu cette longévité. En lieu de quoi, les travaux conventionnels ont exploré ce qu’ils présentaient tel un long déclin, comme si tout ce qui s’était passé au-delà du règne de Soliman le Magnifique n’était qu’une longue suite d’échecs. L’histoire de cet empire n’a été vue que par le prisme négatif de siècles supposés être scandés par les pertes territoriales et l’incapacité politique, alors qu’elle est, de mon point de vue, surtout marquée par d’intéressantes reformulations de ses principes de gouvernance. Cet empire connut des siècles d’adaptations, manifestant sans cesse sa capacité à s’ajuster aux circonstances nouvelles.

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Reconnaître la diversité

A contrario de l’image de barbares sans loi qui dévastaient de vastes territoires – un récit souvent déployé à propos de la conquête des Balkans –, les Ottomans montrèrent très tôt une capacité à absorber des populations diverses. Si l’Empire était centralisé, il savait incorporer et négocier. En dépit des nombreux arguments soutenus essentiellement par des auteurs du monde post-ottoman, les trois cents premières années de l’Empire ont clairement été marquées par une politique de tolérance de la diversité – une tendance qui s’effaça au XIXe siècle, quand l’Empire opéra une transition agressive vers l’État-nation.

Sous les Ottomans, l’islam fournissait la base culturelle sur la façon de gouverner les « peuples du Livre », soit les chrétiens et les juifs, dans le contexte d’un État musulman qui leur offrait sa protection en échange de leur sujétion et de taxes spécifiques. Les Ottomans adaptèrent et ajustèrent les enseignements islamiques pour satisfaire leurs besoins pragmatiques d’une coexistence pacifique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y eut ni conflit ni persécution. Des cas de violence locale, tant individuelle que collective, sont recensés dans les archives. Mais ces flambées n’étaient pas tolérées, et les officiers de l’État agissaient rapidement pour les contenir, punir les coupables et rétablir la paix. Les divers groupes religieux exerçaient quant à eux une surveillance constante de leurs membres, afin de garder de bonnes relations avec leurs voisins et de respecter les limites qui leur étaient assignées, disciplinant ceux qui s’avisaient de briser le pacte intercommunautaire. Tant les patriarches grecs orthodoxes que les rabbins prononcèrent de sévères punitions à l’encontre de membres de leurs communautés qui bravaient les frontières communautaires et mettaient ainsi leurs coreligionnaires en danger. Les acteurs étatiques et sociaux trouvaient leur intérêt dans le maintien de ce statu quo, ce pourquoi la tolérance devint la norme.