Où se cachent les souvenirs ?

La mémoire n’est pas un simple enregistrement passif des événements. Les dernières avancées de la psychologie et des neurosciences montrent qu’elle se reconstruit sans cesse, de façon très active. Une zone particulière du cerveau, l’hippocampe, semble jouer le rôle d’un index à souvenirs.
Théodule Ribot, dès la fin du xixe siècle, affirme qu’étudier les pathologies de la mémoire permettrait de mieux la comprendre. En 1907, le psychologue suisse Édouard Claparède remarque qu’une patiente amnésique réapprend plus vite une même liste de mots, sans se souvenir qu’elle l’avait étudiée la séance précédente. Mais ces observations passèrent inaperçues pendant longtemps.
Il faut attendre la fin des années 1960 pour que l’enquête reprenne, avec l’essor de la neuropsychologie et l’étude des effets des lésions cérébrales. Le patient H.M., connu sous ses seules initiales et étudié par William Scoville et Brenda Milner, fut particulièrement important. Pour limiter ses crises d’épilepsie très invalidantes, H.M. avait subi une ablation d’une bonne partie de son lobe temporal médian, et notamment de son hippocampe. Malheureusement, après l’opération, il présenta de très profonds troubles de mémoire : d’abord, il ne se souvenait plus de son passé récent – deux ou trois ans avant l’opération (amnésie rétrograde) –, mais conservait certaines connaissances sur son passé plus ancien. De plus, il était incapable de retenir les nouveaux événements de sa vie (amnésie antérograde). Le trouble important de H.M. a été depuis défini comme le « syndrome classique d’amnésie temporale ». Mais, comme la patiente de É. Claparède, H.M. était cependant capable d’acquérir certains apprentissages. Par exemple, il fut entraîné sur une tâche classique d’habileté motrice, celle de l’étoile, dans laquelle il faut suivre avec un stylet le contour d’une étoile que l’on voit seulement dans un miroir. Au début, comme toute personne, H.M. fit de nombreuses erreurs. Puis ses performances s’améliorèrent progressivement, sans qu’il conservât le moindre souvenir des séances répétées : pour lui, la tâche était toujours nouvelle (1).

Mémoire épisodique et mémoire procédurale

Les neuropsychologues ont donc distingué une première mémoire, celle des souvenirs précis qu’ils appellent mémoire « épisodique » (car elle évoque des épisodes précis du passé), d’une autre mémoire qui est celle des automatismes et des habiletés motrices, baptisée « mémoire procédurale ».
Au-delà des automatismes, H.M. pouvait aussi apprendre de nouveaux mots et acquérir de nouvelles connaissances. Et de nombreux autres patients présentant des lésions similaires gardent souvent des connaissances sur le monde ou sur eux-mêmes tout à fait normales, malgré l’oubli massif de leurs souvenirs. Ainsi, le psychologue Daniel Schacter décrit un professeur d’histoire amnésique qui avait oublié tout ce qu’il avait fait avec ses proches, mais connaissait tous leurs prénoms et pouvait raconter tous les événements du xxe siècle (2) !
Les connaissances et les capacités verbales préservées des amnésiques ont conduit le neuropsychologue canadien Endel Tulving à distinguer en 1972 la mémoire épisodique (celle des souvenirs relatifs à des événements uniques), qui semble dépendre de l’hippocampe, de la mémoire sémantique (celle des connaissances générales), qui semble ne pas en dépendre (3). Cette distinction ainsi que le rôle exact de l’hippocampe ont été largement débattus depuis.
L’étude des amnésiques n’est pas le seul outil à la disposition des neuropsychologues. De nombreuses expériences réalisées chez le sujet normal sont aussi très utiles pour décrypter notre mémoire. Ainsi, au cours des années 1960 a été mis en évidence le phénomène d’amorçage. De quoi s’agit-il ? Si l’on est confronté deux fois de suite à la même information, on la traitera plus facilement ou plus rapidement la deuxième fois, ceci alors même que l’on ne se souvient plus l’avoir vue. C’est pourquoi l’on considère l’amorçage comme un phénomène de mémoire implicite. Une tâche très utilisée est la complétion de mot. Son principe est simple : on présente des mots à trous qu’il faut compléter, par exemple « _ât_u ». On peut compléter par « gâteau » ou « râteau », par exemple. Si la personne a vu le mot « gâteau » dans une tâche précédente, elle aura plutôt tendance à répondre « gâteau », mais sans savoir pourquoi. De plus, son temps de réponse sera en moyenne plus court que si elle n’a vu aucun mot correspondant aux fragments présentés. Les effets d’amorçage ne dépendent pas de la mémoire explicite : en effet, les performances aux tâches de complétion de mots sont totalement indépendantes de celles aux taches de reconnaissance explicite (dans lesquelles, il faut dire « oui, j’ai vu ce mot » ou « non, je ne l’ai pas vu »). De plus, l’effet d’amorçage ne décline pas avec le temps, contrairement aux taches de mémoire explicite.

Des mémoires emboîtées

Ce sont notamment les phénomènes d’amorçage qui, dans les années 1980, ont conduit D. Schacter à distinguer mémoire implicite et mémoire explicite, semblant ainsi faire intervenir des systèmes cérébraux distincts. Cependant, les cloisons ne sont pas rigides : E. Tulving explique par exemple que l’on peut accéder à nos connaissances sémantiques soit de façon automatique et non consciente (dans la plupart des situations de la vie quotidienne), soit volontairement (lorsque l’on restitue ses connaissances).
Pour expliquer l’amorçage, E. Tulving suppose l’existence d’un nouveau système de mémoire, qu’il appelle système de représentations perceptives, et qu’il localise dans les cortex sensoriels. Supposition confirmée en 1995 par John Gabrieli et ses collègues de l’université de Stanford qui identifient un nouveau patient, M.S. Celui-ci, suite à l’ablation d’une bonne partie de son cortex visuel, a une mémoire explicite apparemment intacte mais une mémoire implicite complètement perturbée : les tests mettent en évidence que chez lui, il n’y a pas d’effet d’amorçage dans le champ visuel.
Enfin, la même année, E. Tulving, propose que nos mémoires à long terme soient emboîtées. La mémoire épisodique reposerait sur la mémoire sémantique, elle-même basée sur les mémoires perceptives. Cette hypothèse est toujours actuelle, même si elle ne fait pas encore l’unanimité.
Aujourd’hui, qu’en est-il de la localisation de ces mémoires ? Les neuropsychologues sont tous d’accord pour dire que les mémoires procédurales dépendent du striatum (une aire profonde du cerveau) et du cervelet. Même consensus à propos de la mémoire épisodique qui semble requérir l’intégrité de l’hippocampe, et des mémoires perceptives que l’on suppose distribuées à travers les différents cortex sensoriels.
Par contre, les débats font rage à propos de la mémoire sémantique. D’abord, les conditions de sa formation et ses relations avec la mémoire épisodique sont encore peu claires. Ensuite, certains la voient comme un phénomène uniquement cortical (elle ne serait distribuée que dans les cortex associatifs), alors que d’autres estiment que certaines régions situées à proximité de l’hippocampe (pas l’hippocampe lui-même) sont aussi nécessaires. L’enquête, on le voit, est loin d’être terminée.