Parcours de drogués

Le consommateur de cannabis ou 
de cocaïne n’est pas nécessairement 
un toxicomane. Les usagers de substances illicites restent relativement lucides 
sur les raisons de leur addiction. 
Et sur les moyens à mettre en œuvre 
pour en sortir.

Le drogué est-il nécessairement un toxicomane ? L’association semble évidente, tant est forte l’image du consommateur sous emprise organisant, pour reprendre une définition sociologique usuelle, « une part essentielle de sa vie personnelle et sociale autour de la recherche et de la consommation d’un ou plusieurs produits psychotropes (1) ». Le consommateur de drogue est généralement perçu comme ayant perdu sa capacité de jugement, absorbé qu’il est par sa dépendance à des substances aliénantes. Le sociologue Henri Bergeron a ainsi montré qu’au cours des années 1970-1980, les politiques publiques françaises de lutte contre les drogues, largement influencées par les psychiatres, faisaient de la toxicomanie « un symptôme d’une souffrance psychique profonde née des traumatismes subis dans la plus tendre enfance (2) ». La réponse qui y était apportée était alors à la fois curative (il s’agissait de sevrer le « malade ») et répressive (la consommation privée de drogues étant passible de la prison). Cependant la remise en cause croissante de modèle, qui n’a notamment pas empêché une nette progression de la consommation, a semble-t-il fait évoluer le regard sur celui que l’on nomme désormais plus volontiers l’usager de drogues.


Liberté et prudence

Deux enquêtes sociologiques récentes, en particulier, ont ainsi pour vertu commune de leur donner la parole pour retracer leur « carrière », autrement dit les étapes qui les ont menés de l’initiation aux drogues à leur consommation régulière puis à une (éventuelle) sortie de la dépendance. Dans sa Philosophie pratique de la drogue, Patrick Pharo (3) a interrogé à New York et Paris des usagers ayant connu un usage sévère de drogues (héroïne le plus souvent). Âgés de 30 à 73 ans, de statuts sociaux divers, ils ont tous interrompu leur consommation depuis au moins un an, ou bien sont sous traitement de substitution. Catherine Reynaud-Maurupt et Emmanuelle Hoareau se sont, elles, intéréssées à des usagers de cocaïne « cachés », c’est-à-dire n’ayant jamais été pris en charge par le système sanitaire ou répressif (4). Plus jeunes (âge compris entre 18 et 47 ans), polyusagers (ils ont déjà utilisé des amphétamines, des champignons hallucinogènes, l’ecstasy), ils présentent également des profils variés : étudiants, employés, cadres, chômeurs ou inactifs… Si la majorité de cet échantillon a connu des phases d’usage intensif et problématique de cocaïne, une proportion non négligeable de ces individus déclare avoir toujours gardé le contrôle de leur consommation, qui s’était poursuivie au moins jusqu’aux trois derniers mois précédant l’enquête.

L’ensemble de ces entretiens montre d’une part que la toxicomanie n’advient pas toujours. Quand elle advient (cas malgré tout le plus fréquent parmi les enquêtés), elle représente moins un statut stable qu’un moment dans ces trajectoires diverses, au cours desquelles les usagers font preuve d’une certaine lucidité quant aux raisons qu’ils ont de se droguer, aux risques qu’ils encourent ou encore aux limites qu’il faut tenter de ne pas franchir.

 

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L’état de grâce

Les personnes interviewées par P. Pharo revendiquent ainsi la liberté qui a été la leur au moment de franchir le pas. « J’y suis allé de mon plein gré. Jamais on ne m’a poussé, jamais on ne m’a dit : “Tu dois prendre ça avant de quitter la table” », estime Julien, 30 ans, ancien héroïnomane sous méthadone depuis quatre ans. Les risques ne sont pas ignorés (même si la fluctuation des savoirs ne permet pas de toujours bien les identifier), mais cette connaissance semble mise en suspens face à l’ouverture des possibles qu’autorise la drogue : découvrir de nouvelles sensations, faire comme les autres pour être bien avec eux, échapper à certaines souffrances…