Pourquoi, avec un minimum de capitaux culturels et économiques, certains élèves issus de « milieux populaires » connaissent un maximum de réussite et échappent ainsi aux mécanismes de reproduction scolaire et sociale ? De telles réussites « paradoxales » affolent les plus séduisantes théories explicatives de la réussite scolaire, qui avancent pour la plupart que le milieu social et familial est déterminant pour accéder aux meilleures études et, notamment en France, aux grandes écoles.
Dès lors comment expliquer sociologiquement de telles exceptions ? Cette recherche est fondée sur des entretiens réalisés auprès de 45 élèves issus de milieux populaires ayant accédé par les voies classiques aux plus grandes écoles françaises (Polytechnique, HEC, ENS, Ena…). Elle montre que ces parcours ne tiennent pas du miracle ni ne se résument à des résidus statistiques ! Ils ne se réduisent pas non plus à une simple affaire de famille. Ils sont plutôt la conséquence d’un cercle vertueux de la réussite scolaire combinant facteurs familiaux et extrafamiliaux. Au sein de ce cercle vertueux, plusieurs niveaux de déterminismes agissent sans qu’aucun d’eux détermine l’ensemble. Trois dimensions structurent leurs parcours scolaires : l’information et l’orientation, le statut de « bon élève » et l’engagement.
Profs ou proches : le rôle des bons aiguilleurs
C’est sur les conseils de ses professeurs du lycée que Mathieu, fils d’ouvrier, a suivi une classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) et intégré HEC. Ce sont aussi des enseignants de lycée qui ont guidé Laura (Essec), fille d’un ouvrier et d’une employée immigrés portugais, vers la CPGE. Ces élèves ne possèdent pas véritablement au départ d’informations sur l’orientation, leur famille ayant une faible connaissance du système scolaire. Ils profitent, en revanche, la plupart du temps, de circonstances et de rencontres avec des acteurs extérieurs à la famille pour s’informer et confirmer leurs orientations. La figure de l’enseignant comme aiguilleur scolaire est récurrente et patente. Si les conseils d’orientation peuvent être ponctuels pour certains, ils jalonnent, pour d’autres, l’ensemble de la scolarité. Erwan (qui fait Polytechnique) déclare avoir eu des professeurs décisifs dans ses choix d’orientation tout au long de son parcours scolaire : à l’école primaire, une institutrice l’oriente vers un collège doté d’une classe européenne ; au collège, un professeur lui déconseille de prendre une option technologique tandis qu’un autre l’encourage notamment à s’inscrire dans un lycée renommé ; au lycée, il apprendra l’existence des CPGE ; enfin en CPGE, un enseignant lui donnera des conseils stratégiques pour augmenter ses chances d’atteindre l’X.
Les orientations successives engagent inexorablement en fermant et en ouvrant des portes. Les enseignants éclairent le chemin vers la riuscita, la « bonne issue ». S’ils forment et informent, d’autres acteurs guident ces élèves de milieux populaires dans les carrefours de l’orientation scolaire. Par exemple, Stéphanie, normalienne, fille d’employés non diplômés, bénéficiera de l’intervention dans son orientation du père de sa meilleure amie : « Il m’a déjà fait part de l’existence des classes préparatoires, qu’évidement je ne connaissais pas, et que je n’aurais, sans doute pas, connues sans lui (…), il m’a dit qu’il fallait que j’aille à Henri IV. » Certes, le rôle d’aiguilleur joué par des acteurs extérieurs à la famille a probablement d’autres effets que celui de la simple orientation – effet de socialisation, effet Pygmalion. Mais ces élèves, en se saisissant des informations absentes de leur cercle familial, maintiennent voire renforcent leur excellence au fil des épreuves scolaires.
Croire en ses capacités et être reconnu
Ces parcours d’excellence scandés par des informations favorables à l’orientation sont aussi alimentés par le statut de « bon élève ». Celui-ci se caractérise par des croyances en des capacités. Les élèves affirment massivement et spontanément avoir des « facilités ». Qu’elles soient vraies ou fausses, de telles croyances sont susceptibles de fonctionner comme des prédictions créatrices. Elles nourrissent le terreau de l’excellence d’autant plus que l’idéologie du don n’entre pas en contradiction avec l’idée que la réussite découle du travail. Ainsi, Mohamed (à Polytechnique), fils d’une famille très modeste originaire de Kabylie habitant une cité de Sarcelles, explique qu’il a « plus de facilités que les autres ». Néanmoins, ses capacités proclamées ne l’empêchent pas de fournir un travail scolaire à la hauteur des enjeux. Ne doutant pas de sa réussite, il avouera sacrifier son temps libre pour la CPGE : « Je ne doutais pas qu’en prépa j’allais réussir, même si c’était dur. Je me suis dit : “ Je vais y arriver ”. (…) Faut avoir un peu confiance en soi pour réussir. » Pour lui, il s’agit tout autant de vivre pour réussir que de réussir pour vivre : « Je me suis dit que j’allais réussir, même si je n’étais pas trop de cet univers. Et puis en prépa, le poids des différences d’origine est assez faible vu qu’en fait, tout le monde est là pour travailler, tous sont de très bons élèves au lycée et la seule valeur qui compte, c’est le travail et la note en prépa. Donc, en gros, les meilleurs sont adulés et les derniers sont déprimés. Tu vis que pour ça… Oui, pour les maths, oui, pour réussir. Pour avoir une spé avec étoile. Chaque semaine, y a des devoirs. Il faut passer quatre heures pour les faire en maths et en physique. Ça demande vraiment beaucoup de temps. Aussi pour tout assimiler, il faut sacrifier beaucoup de son temps libre. » De telles convictions témoignent d’une forte estime de soi et plus encore d’une profonde confiance en ses capacités. Or les psychologues ont bien montré, ces dernières années, que l’estime de soi et la confiance en ses capacités sont des éléments essentiels pour la performance.