La famille comme espace de relations sociales est aujourd'hui un champ fréquemment exploré par les sociologues. Ils constatent qu'en dépit de l'individualisme des sociétés modernes, les effets de protection familiale et d'insertion sociale produits par les réseaux de parenté sont très importants, que ce soit en matière de soutien financier, d'accession au logement, au travail, d'aide aux tâches domestiques et à l'éducation des enfants. La transmission du patrimoine en argent ou en biens immobiliers, par donation ou héritage, a, quant à elle, été approchée surtout d'un point de vue économique. Le don direct d'objets relève d'une autre démarche, plus personnelle, et souvent chargée de valeurs sentimentales ou mémorielles. Cette pratique était beaucoup moins étudiée lorsque, en 1997, nous avons entrepris une enquête sur le sujet 1 qui nous a amenés à connaître l'ampleur et la fréquence de cette pratique souvent considérée comme négligeable et informelle.
Les objets domestiques (linge, vaisselle, meubles), les objets personnels (livres, photos, papiers), les vêtements et parures ne forment pas une catégorie homogène du point de vue de leur statut : certains, comme les bijoux et les meubles, peuvent avoir une valeur marchande, d'autres n'en ont presque pas. Leur transmission ne semble pas non plus soumise à des normes bien claires. Pourtant, la transmission d'objets entre parents et enfants est une pratique courante, plus formalisée et normée qu'on ne le penserait a priori. A quoi correspondent ces normes ? Sont-elles les mêmes pour tous les objets et dans toutes les familles ? Quelle part l'intérêt et le sentiment prennent-ils dans ces pratiques ? Puisqu'il s'agit de dons, dont Marcel Mauss (1873-1950) a montré qu'ils pouvaient être aussi contraints que d'autres formes d'échange, à quelle sorte de norme d'échange ces dons entre parents obéissent-ils ? Quel rôle jouent-ils dans l'affirmation des liens de parenté ? Renforcent-ils certains liens au détriment d'autres ?
C'est avec ces questions en tête que nous avons mené une enquête en plusieurs étapes auprès d'une population de personnes déjà un peu âgées, pensionnaires d'une caisse de retraite de la région du Nord qui a bien voulu mettre ses fichiers à notre disposition.
Nous avons commencé par exploiter un peu plus de mille questionnaires, puis affiné notre approche au moyen d'entretiens ouverts et de tests par scénarios avec une cinquantaine de personnes, parents et enfants. Nos données quantitatives proviennent de ménages appartenant, pour les quatre cinquièmes, aux classes moyennes supérieures (essentiellement des cadres), les ouvriers ne comptant que pour le cinquième de l'échantillon. Il s'agit donc d'anciens salariés, peu ou pas concernés par des problèmes de transmission d'un patrimoine professionnel, mais appartenant en revanche à des tranches d'âge et à des milieux sociaux où la question de la cession familiale des biens et des objets a pu être traitée par les générations antérieures et se pose encore.
Des objets parmi d'autres
Les objets ne sont pas les seuls biens à circuler entre les générations d'une même famille : l'aide en services (en particulier la garde, régulière ou exceptionnelle, des enfants) et en soutien financier est pratiquée par la majorité des parents vis-à-vis de leurs enfants. Les transmissions patrimoniales par donation (capital, propriétés immobilières) sont également des pratiques relativement répandues en particulier, bien évidemment, chez les plus fortunés : plus du tiers des ménages l'avaient fait ou envisageaient de le faire. Les parents qui font ce genre de donation sont aussi ceux qui aident ou ont aidé leurs enfants, par des services ou de l'argent. Certains objets de valeur (bijoux, meubles) peuvent entrer dans la composition du patrimoine, mais ils peuvent aussi être transmis de manière non-officielle aux générations suivantes, de même que d'autres objets de moindre valeur. C'est à cette pratique que nous nous sommes particulièrement intéressés.
Plus de la moitié des ménages interrogés ont en effet déclaré avoir eu l'occasion de donner au moins une fois des objets qui leur appartenaient à leurs enfants ou petits-enfants, à d'autres membres de la famille ou même à l'extérieur de leur famille. Cette pratique est, comme les précédentes, liée à la catégorie socioprofessionnelle des ménages : les cadres sont plus nombreux à avoir donné (7/10) que les ouvriers (4/10). L'écart, cependant, est moins important que dans le cas du patrimoine et des services, ce qui laisse penser que le don d'objets est une pratique plus égalitaire que l'héritage et son anticipation (donation).