Parler, est-ce apprendre à penser ?

Chaque langue porterait en elle une culture, une vision du monde, une façon de raisonner… Pourtant cette « relativité linguistique », dite aussi « hypothèse de Sapir-Whorf », est loin d’être aussi radicale.

16572827800_FB.webp

Moins on a de vocabulaire, moins on a de concepts pour réfléchir, suggérait l’écrivain Georges Orwell dans 1984. Dans ce roman, un État totalitaire impose à ses sujets une réduction de leur lexique à quelques mots pratiques pour la vie de tous les jours, une « novlangue » simpliste, les rendant incapables de saisir les nuances de la pensée et de raisonner. Aujourd’hui encore, cette idée pousse des parents, des professionnels de l’éducation ou encore des politiques à établir un lien de cause à effet entre le nombre de mots appris par un enfant et son niveau d’intelligence. Elle suggère aussi que les représentations mentales d’une personne seraient conditionnées par le lexique de sa langue natale : on verrait différemment les choses à travers le prisme du français, du danois, du wolof ou encore du quechua… Cette version radicale de l’hypothèse dite « de Sapir-Whorf » ou « de la relativité linguistique », élaborée au tournant des années 1960, a encore récemment été mise en scène dans le film hollywoodien Premier contact (Denis Villeneuve, 2016) : une linguiste y déchiffre une langue extraterrestre qui bouleverse sa conception du monde.

En apprenant le français, les enfants assimileraient-ils donc le goût du pain, du vin, du fromage, et la devise « Liberté, égalité, fraternité » ? Les choses sont évidemment plus complexes. Selon l’anthropolinguiste James Costa, « l’acquisition d’une langue a certes des effets sur ses locuteurs et locutrices, mais comme toutes les pratiques sociales et les objets culturels : les croyances, les coutumes, les institutions… Ça ne veut pas dire que ces effets s’imposent de la même façon à tout le monde, ni qu’il n’y aurait qu’une seule façon de penser à l’intérieur d’une langue. » À la suite du linguiste Roy Harris, J. Costa estime que le préjugé orwellien repose sur une conception « principalement référentielle » de la langue : dans cette perspective, lorsqu’un enfant apprend le mot « gâteau » par exemple, le terme est supposé renvoyer à un concept de « gâteau » qui devrait être le même pour tous les francophones ; l’enfant assimilerait cette représentation mentale et culturelle en même temps que le nom associé. Un petit anglophone se ferait une autre idée de la chose en apprenant le mot « cake », un hispanophone avec « pastel », etc. « Mais aujourd'hui, objecte J. Costa, il y a consensus sur le fait qu’un mot renvoie moins à un concept idéal ou culturel qu’à des expériences vécues. » À l’image de la madeleine de Proust, un enfant associe au mot « gâteau » son premier petit-beurre, une odeur dans la cuisine, un anniversaire, etc.