Paul Ricœur (1913-2005) Philosopher pour agir

Le philosophe Paul Ricœur s’est intéressé à quantité de sujets : le langage, l’éthique, l’histoire, la justice, la religion… Mais sans jamais perdre de vue son cap : mettre la pensée au service du progrès humain.

Après avoir traversé le siècle, le philosophe Paul Ricœur disparaît le 20 mai 2005, à l’âge de 92 ans. Il laisse une immense œuvre, dont les prolongements concernent aussi bien la philosophie que l’histoire, le droit, l’éthique, la science politique… Une de ses originalités aura été de mener un dialogue constant entre la philosophie et les sciences humaines. Il est un des rares philosophes à s’être donné la peine de lire les travaux des historiens et des sciences sociales. Renonçant à toute posture de surplomb, il n’a eu de cesse de privilégier l’écoute, le dialogue et la réflexivité des savoirs.

Le primat de l’événement

Né à la veille de la catastrophe mondiale, le 27 février 1913 à Valence, Ricœur est profondément marqué par un siècle tragique qu’il traverse. Issu d’une famille protestante, il se retrouve orphelin très jeune : il perd sa mère peu après sa naissance, puis son père qui disparaît au cours de la bataille de la Marne en septembre 1915. Plus tard, il perdra encore son unique sœur, victime de la tuberculose. Très vite, sa passion du livre et de la lecture va tenir lieu d’une identité forte, comme si elle venait combler le manque. Le détour par les œuvres d’autrui lui tient lieu de chemin vers soi. Il éprouve aussi vivement le sentiment de l’injustice, partages inégaux, promesses trahies, punitions imméritées : l’affaire Sacco et Vanzetti dans les années 1920 est pour lui le premier moment de prise de conscience politique.

Avoir 20 ans en 1933, pour le jeune licencié en philosophie, est une invitation à participer à « l’esprit des années 1930 » : l’ébullition d’une jeunesse contestataire en quête d’une troisième voie qui récuse avec la même détermination la perspective d’un matérialisme individualiste et celle d’un matérialisme collectiviste. Arrivé à Paris pour achever ses études, il découvre à la Sorbonne une spéculation philosophique qui accorde un primat à l’acte et à l’événement, donc à la traversée de l’expérience, ainsi qu’une pratique toujours questionnante du monde. Il fréquente régulièrement les « Vendredis », un cercle philosophique animé par Gabriel Marcel, l’une des grandes figures de l’existentialisme* 1 chrétien. Il y retiendra notamment la pratique imposée à tous les participants de ne jamais s’autoriser de la parole de l’autre, et d’oser affirmer son propre point de vue.

Dans ce contexte, la revue Esprit, créée en 1932, suscite son enthousiasme, celui d’un protestant soucieux de liberté. Il crée lui-même une petite revue, Être, inspirée par le théologien protestant Karl Barth. Il écrit ses tout premiers articles en 1935 dans la revue étonnante et détonante qu’est Terre nouvelle, organe des « chrétiens révolutionnaires par l’union du Christ et des travailleurs pour la révolution sociale », dont la couverture brandit à la fois la croix du Christ, le marteau et la faucille du communisme, sur fond d’un planisphère où la France et l’URSS sont reliés par la couleur rouge. À l’intérieur de ce courant de chrétiens radicaux, Ricœur fait la rencontre d’André Philip, futur élu du Front populaire en 1936, qui le mettra en garde contre les risques du pacifisme lors du débat sur Munich.

publicité

Mobilisé en 1939 comme officier de réserve, Ricœur est très vite pris dans l’étau de l’armée nazie. Fait prisonnier, il est envoyé en Poméranie orientale dans un Oflag (camp d’officiers) à Gross-Born, puis à Arnswalde, pour toute la durée de la guerre. Dans ce dernier camp, il se trouve dans une chambrée avec sept compagnons, tous intellectuels. Ricœur partage alors sa vie quotidienne avec Roger Ikor, Paul-André Lesort et Mikel Dufrenne, philosophe comme lui et avec lequel il travaille l’œuvre de Karl Jaspers. Cette lecture donnera lieu à sa première publication en 1947, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, coécrit avec M. Dufrenne. En même temps, il cherche dans la culture allemande elle-même des outils de résistance à l’oppression nazie : c’est ainsi qu’il traduit Edmund Husserl, auteur mis à l’index par les nazis, à l’abri des regards de ses geôliers. Il se voit contraint d’utiliser les marges d’Ideen I pour en faire clandestinement une traduction qui paraîtra en 1950. Ce que retiendra Ricœur de cette « école » phénoménologique* 2, c’est qu’il faut « déconstruire » l’expérience, c’est-à-dire la dépouiller de nos idées préconçues, de tout ce que l’on croit savoir ou pouvoir, pour revenir à la pure visée, à l’ouverture au monde d’une conscience qui s’y découvre.

Au sortir de ce temps de captivité, Ricœur s’installe pour un temps en un haut lieu de la résistance passive à l’occupant, le village du Chambon-sur-Lignon qui a servi de lieu de transit et d’accueil pour 600 enfants juifs soustraits à la « solution finale » grâce à tout un réseau animé par la Cimade et par les pasteurs André Trocmé et Édouard Theis. À l’abri de l’agitation parisienne, dans cette enclave isolée de Haute-Loire, Ricœur enseigne la philosophie et prépare sa thèse sur la volonté. Le climat communautaire l’enchante car les enseignants vivent en symbiose avec leurs élèves. Ce moment de l’immédiat après-guerre est celui du triomphe de l’existentialisme sartrien. Ricœur effectue lui aussi la traversée de l’existentialisme, mais d’un existentialisme chrétien essentiellement nourri par la pensée de Gabriel Marcel, Jaspers et Kierkegaard.