Pas besoin de mettre une alarme pour me réveiller. En général, tous les matins, vers 5 h 30 une petite horloge cérébrale vient me tirer du sommeil. Aussitôt, la petite machinerie mentale commence à s’agiter. Le corps est encore sous les draps mais l’esprit est déjà ailleurs. Précisément aujourd’hui, mon voyage mental me porte en pensée en Bretagne, dans un grand amphithéâtre où je dois donner ce soir une conférence (sur la dispersion au travail). Je me vois sur scène, le public est là devant moi ; sur ma gauche, un grand écran où doivent défiler les images de mon exposé. Retour subit dans mon lit : « Au fait, n’oublie pas l’adaptateur de l’ordinateur, et pense à imprimer le texte de la conférence avant de prendre le train » ; « le train, prend ta carte d’abonnement ; elle est dans la veste grise ? » C’est la « petite voix intérieure » qui me parle à l’oreille, me souffle des consignes, me projette et me promène ici ou là. Je sais que ces pensées vont me harceler tant que je n’aurai pas réglé ou noté les alertes qui arrivent en cascade : les billets de train à retirer, l’adresse de l’hôtel, etc. Il est temps de sortir du lit. La machine mentale s’est mise en route…
Quelques minutes plus tard, je suis installé dans un fauteuil du salon, le café en main, l’ordinateur sur les genoux. Je consulte les courriels (petites salves de stress en voyant les demandes du jour s’ajouter à celles de la veille). « On verra tout ça plus tard. » Un petit coup d’œil sur Google Actualités me donne les dernières nouvelles de la campagne électorale, les derniers sondages. Je repense à la conversation animée que j’ai eue hier avec mon ami C., qui pense s’abstenir. Je n’ai pas trouvé les bons arguments et je me repasse le film de nos échanges en y insérant de nouveaux développements plus convaincants, peut-être…
Un peu plus tard. Me voilà dans la salle de bains. J’assiste à un triste spectacle : ma tête du matin dans le miroir. Ce constat est affligeant ; il m’inspire une salve d’idées peu glorieuses : « Lave-toi les cheveux, nettoie tes lunettes, comment restaurer tout cela, faudrait que je me fasse blanchir les dents », suivie d’une réflexion désabusée : « Tout le reste est à revoir. Tu es vieux, mon vieux. Que faire ? La chirurgie esthétique ? Pourquoi pas ? »
Voilà une demi-heure que je suis levé et déjà des dizaines de petites séquences de pensée ont défilé dans ma tête, concernant aussi bien le sujet de ma conférence du jour (l’avenir de l’emploi), l’actualité politique, ou mon apparence physique.
Des psychologues ont tenté de calculer le nombre de petites séquences d’idées qui défilent du matin au soir. Ils sont parvenus, à raison de cinq secondes par séquence, à un total de 4 000 par jour 1.
Le flux de conscience
Le psychologue William James avait nommé « courant de conscience » ce flot incessant d’idées et d’impressions qui défilent dans nos têtes tout le jour durant. On y trouve en vrac souvenirs, anticipations, petits calculs et grands projets, rêverie vagabonde et sombres ruminations. Ce tissu de la pensée ordinaire a selon W. James quatre caractéristiques.
1) Cette conscience est personnelle. Elle est propre à chacun, singulière et incommunicable. Cette « conscience intime » donne à chacun le sentiment de vivre dans une bulle, même si W. James précise que les consciences communiquent entre elles et s’influencent réciproquement. Il n’empêche que chacune reste irréductible et nous isole du monde.
2) Les états changent constamment. À l’intérieur de chaque conscience personnelle, la pensée est en mouvement permanent et passe par différents états : W. James compare les pensées au vol de l’oiseau qui prend son envol, se pose sur une branche puis repart aussitôt.
3) Ce mouvement est un flot continu, comme une rivière qui suit son cours. « Voilà pourquoi, note W. James, nous l’appellerons le courant de pensée, de conscience ou de vie subjective. »
4) Cette conscience est sélective et subjective. Elle se focalise tour à tour sur certains objets au détriment d’autres. Les pensées y sont souvent vagues, globales et imprécises. Le flot de conscience n’est pas fait d’idées claires et précises que l’on pourrait aisément décomposer en éléments simples. D’où la difficulté de l’introspection qui peut saisir les pensées au vol, mais a du mal à les expliciter et transcrire.