Petite histoire du phénomène sportif

Pour expliquer la place extraordinaire prise par le sport dans la société contemporaine, il faut en retracer l'histoire, mettre à jour les dimensions sociales, et retrouver les profondes logiques anthropologiques dans lesquelles il s'inscrit.

Une immense clameur envahit le stade, elle trouve un écho planétaire. En finale du Mondial de football, une équipe vient de marquer un but. Sur les cinq continents, les téléspectateurs éprouvent la même émotion, au même moment. Ailleurs, et dans un autre temps, une marée humaine s'élance pour traverser New York et concourir, mais surtout pour participer au célèbre marathon, et grâce à cette course partager les mêmes sentiments.

Le sport réunit les hommes par une affectivité commune. La compétition est d'abord une émotion, une tension qui s'exaspère jusqu'à sa résolution, c'est une épreuve dans la recherche de l'exploit. Mais à elle seule, cette émotion partagée ne suffit pas à expliquer le succès du sport dans nos sociétés. Il faut lui chercher d'autres raisons d'être. Pour Norbert Elias, les compétitions physiques ritualisent la violence et protègent le groupe contre des combats plus meurtriers 1. On sait aussi qu'il favorise le sentiment d'appartenance à une même communauté. N'aurait-il pas non plus pour fonction ultime de tendre vers le dépassement de la condition humaine, à travers la compétition et la recherche des records ?

Pour comprendre la place du sport dans nos sociétés, il faut en étudier les dimensions sociales, économiques, psychologiques, historiques, et surtout remonter jusqu'à ses racines anthropologiques. Mais jusqu'à une période récente, les études sur le sport ont fort peu intéressé les spécialistes des sciences humaines. Le sport restait encore un domaine de recherche jugé mineur. Sa dimension ludique peut être une des explications de ce désintérêt. Activité polymorphe, le sport participe du jeu. Or, celui-ci a été perçu comme peu productif pour la société, comme activité dérisoire. Il convenait mieux d'étudier le travail, valeur sociale fondamentale des xixe et xxe siècles. Psychologues, sociologues et autres spécialistes des sciences humaines ont tout naturellement tourné leur regard vers ce dernier, délaissant le sport. Heureusement, quelques philosophes transgressant les préjugés ont analysé le jeu et nous ont forgé des instruments de lecture remarquables pour comprendre le sport. Car sa dimension ludique révèle une partie fondamentale de son essence.

L'apparition de la méritocratie

Dans Les Jeux et les Hommes, Roger Caillois montre l'influence déterminante du jeu de compétition, de ce qu'il appelle l'agôn, dans le processus de civilisation. Selon lui, les jeux peuvent être classés en quatre grands types : l'agôn (la compétition), l'alea (le hasard), la mimicry (le simulacre) et l'ilinx (le vertige).

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L'agôn regroupe les jeux de combat dans lesquels les adversaires s'affrontent avec égalité des chances, afin de fournir au vainqueur un triomphe incontestable, la considération et l'honneur. L'agôn, qui définit le mérite, nécessite patience, entraînement, rigueur. Le sport se situe en son centre.

Dans les jeux d'alea, bien représentés par exemple par les dés, le destin décide seul, à l'opposé des jeux d'agôn pour lesquels la volonté du participant est essentielle. Dans l'alea, le joueur attend passif la décision du sort.

La mimicry rassemble les jeux de simulacre, de déguisement. Le participant joue à être un autre. Le masque constitue l'outil fondamental.

Dans l'ilinx, le joueur s'étourdit, il recherche le vertige, la perte du sentiment de réalité.

Le sport procède fondamentalement de l'agôn, mais il participe aussi des autres types de jeux, particulièrement de l'alea, dans la mesure où la compétition s'accompagne souvent de paris, mais aussi parce que l'égalité de chances peut se conjuguer avec l'égalité des capacités, donnant alors au hasard l'occasion de désigner le vainqueur. Le sport trouve aussi quelques racines dans l'ilinx, notamment avec les pratiques associant la glisse et le risque, tels le parachutisme ou le saut à ski. Enfin, la mimicry n'est pas absente, du fait de l'identification du spectateur au champion.

Selon R. Caillois, la civilisation a évolué d'une combinaison ilinx-mimicry à une association agôn-alea.

L'égalité des chances pour les joueurs permet l'apparition de la méritocratie, fondement de notre civilisation. Le progrès de la démocratie passe par la juste concurrence, et le sport serait le symbole de cette nouvelle manière de gérer la cité. Cette idée se retrouve chez certains philosophes ou sociologues, tels Yves Vargas ou Paul Yonnet, pour lesquels le sport moderne diffuse les valeurs d'égalité et de compétition dans la société.

L'utilisation de l'alea répond à plusieurs besoins, l'un d'eux étant de tempérer la rigueur de la compétition. Les jeux de hasard se développent alors particulièrement en période de forte compétition afin d'atténuer la tension induite par la confrontation, et de permettre à ceux qui échouent dans celle-ci d'espérer que le sort leur sera favorable. On peut d'ailleurs noter que le sport moderne débute au milieu du xviiie siècle, avec les courses hippiques et l'association de la compétition et du pari. Ces deux sortes de jeu sont intimement liées.