Peut-on appliquer la théorie de l'évolution aux sociétés ?

La théorie de la sélection naturelle, qui suppose la compétition et l'analyse des contraintes du milieu, permet-elle de comprendre l'histoire humaine ? C'est l'opinion de Jared Diamond, un biologiste dont la thèse a fait grand bruit aux Etats-Unis ces dernières années.

Au temps de l'apartheid, le mythe de l'antériorité du peuplement blanc servait de justification aux dictatures du sud de l'Afrique. Or, à l'arrivée des Européens, la région était peuplée par des chasseurs-pasteurs nomades Khoï dont les Bushmen actuels (popularisés par le film Les Dieux sont tombés sur la tête) sont une des branches. Les Khoï étaient relativement peu nombreux, puisqu'on estime leur nombre à 200 000. De petite taille, avec une peau brune et luisante, ils possédaient une langue très particulière à « clicks », c'est-à-dire utilisant des bruits de langue : c'est en raison de cette particularité que les colons les nommèrent « bègues » qui, en néerlandais, se dit « huttenhute », ce qui a donné « Hottentot ». Les Khoï étaient organisés en clans et tribus nomades dans lesquels la place de la femme semble avoir été forte. En moins d'un siècle, les Khoï furent décimés par les colons et leur nombre chuta à 20 000.

L'Afrique du Sud est ainsi emblématique de beaucoup de rencontres de peuples ou civilisations dans l'histoire humaine depuis l'éclosion de l'agriculture : les chasseurs-éleveurs peu nombreux ne pouvaient résister à des colons, munis d'armes à feu, transportant avec eux des germes épidémiques mortels. Ce type de différences s'est répété sur l'ensemble de la planète lors de la vague d'expansion européenne des derniers siècles. Certains peuples et Empires ont été subjugués, détruits, leur population anéantie. On imagine mal par exemple qu'en un siècle la population du Mexique ait été réduite de 20 millions à 2 millions. Au cours de leur progression planétaire et malgré leur zèle oppresseur, les Européens furent singulièrement aidés par la propagation de maladies contre lesquelles ils étaient immunisés, mais qui décimaient les populations qui les subissaient pour la première fois.

Les Européens cependant ne différaient pas essentiellement de la plupart des populations de la Terre. En 1835 par exemple, 900 Maoris agriculteurs et guerriers de Nouvelle-Zélande purent aborder la petite île de Chatham, à 800 km à l'est. Là vivait une population de près de 2 000 chasseurs-cueilleurs pacifiques (les Morioris), descendants de même souche que les maoris eux-mêmes. Il n'en survécu pratiquement aucun. Pour autant, les chocs inégaux ne se soldèrent pas tous par des décimations ou par la propagation d'épidémies mortelles.

Les forts chassent les faibles

Le plus souvent, les chasseurs-cueilleurs furent assimilés ou repoussés vers des zones impropres à l'agriculture, et les formes archaïques d'agriculture repoussées aux zones forestières ou peu fertiles. Les ancêtres des Indonésiens, venus du sud de la Chine ou de Taïwan, n'éliminèrent pas, par exemple, dans leur inexorable progression vers les îles du Pacifique, la population des agriculteurs néo-guinéens qui, aujourd'hui encore, occupe les hautes terres de la Papouasie, ni les aborigènes australiens. Ils disposaient pourtant de technologies supérieures (navigation, outillage) et semblent avoir été aussi prédateurs que toutes les autres sociétés d'agriculteurs en expansion.

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Alors, pourquoi certains ont-ils disparu et d'autres se sont-ils développés ? Pourquoi les Blancs européens ont-ils colonisé la planète les premiers dans le dernier millénaire ? Pourquoi même la Chine s'est-elle repliée sur elle-même depuis cinq siècles ? Pourquoi le Croissant fertile n'est-il plus aujourd'hui qu'un désert semi-aride à la civilisation plutôt déclinante ? Peut-on voir dans ces différents phénomènes un seul et même processus ? Oui, répond avec force le biologiste Jared Diamond, de la faculté de médecine de Los Angeles 1. Selon lui, c'est la compétition pour la survie entre les différentes sociétés humaines qui assure le succès de telle ou telle, depuis le paléolithique supérieur. Les contraintes climatiques ou géographiques orientent la « compétition/sélection » sur le très long terme. C'est par exemple l'existence d'un très vaste espace favorable au développement des sociétés humaines sur le continent eurasiatique qui aurait favorisé une compétition entre de nombreuses sociétés d'agriculteurs-éleveurs. Cette compétition serait le fondement même de toutes les relations entre les sociétés humaines. Dans tous ces cas, les sociétés qui subjuguent ou détruisent les autres sont le fruit réussi d'une compétition sévère, qui a sélectionné des traits culturels, économiques et politiques performants. Une telle approche s'appuie sur l'avancée des connaissances anthropologiques et préhistoriques. Ces dernières fournissent depuis quelques décennies de l'eau au moulin d'une vision évolutionniste de l'histoire humaine qui, très vivace à la fin du xixe siècle, avait été mise en sommeil au sein des sciences sociales 2.