Comment définissez-vous la « théorie de l’appraisal » ?
Elle propose d’expliquer un aspect fondamental négligé par les autres théories : le déclenchement de l’émotion. Cette théorie s’intéresse aux mécanismes cognitifs par lesquels l’émotion va naître, se déployer dans le temps, et se différencier, c’est-à-dire devenir une émotion particulière comme la peur, la honte ou la joie. L’évaluation (ou appraisal) d’un événement s’effectuerait sur la base de critères qui déterminent à la fois la qualité (par exemple, le fait que le ressenti soit agréable ou désagréable) et l’intensité de l’émotion. L’un de ces critères évalue à quel point l’événement nous est pertinent, notamment en lien avec notre bien-être, nos buts et nos besoins importants du moment. Un autre critère évalue jusqu’où nous nous sentons capables de faire face (ou coping) aux conséquences de l’événement. De façon générale, cette approche explique notamment pourquoi seuls les événements pertinents pour un individu donné sont susceptibles de déclencher une émotion et rend compte qu’un même événement peut générer des émotions très différentes chez deux individus différents. Elle permet en outre d’aborder les troubles émotionnels en psychopathologie (1). Il existe un consensus croissant en psychologie et en sciences humaines en général sur l’intérêt de mieux comprendre ce processus d’appraisal, et la neuroscience cognitive fournit les outils pour tester la valeur de cette théorie par rapport aux autres théories de l’émotion (2) qui ont tendance à ne s’intéresser qu’à la réponse émotionnelle, mais non au déclenchement de l’émotion.S’intéresser aux mécanismes de déclenchement de l’émotion permet-il de répondre par exemple à la question classique abordée par William James de l’œuf et de la poule : a-t-on peur parce que l’on fuit ou fuit-on parce que l’on a peur ?
Oui : on déclenche la fuite parce que l’on détecte un danger, et la fuite s’intègre au sentiment de peur. Ainsi, la vision multicomponentielle, par exemple, apporte une réponse en décomposant ce phénomène. Selon cette vision, la fuite serait déclenchée, non pas par la peur en tant qu’état mais en tant que processus. La composante clé qui déclencherait la fuite est l’évaluation cognitive (appraisal) de l’événement, par exemple en tant que potentiellement dangereux et difficile, voire impossible, à maîtriser. L’émotion de peur en tant que telle et le fait d’en prendre conscience résulteraient alors de la cohérence entre plusieurs composantes : l’évaluation cognitive (l’événement est potentiellement dangereux et difficile à maîtriser), l’expression motrice (forte ouverture des yeux et de la bouche dans l’expression faciale), la réaction du système nerveux autonome (accélération cardiaque) et la tendance à l’action (préparation à la fuite). La tendance à l’action de fuir contribue donc à l’émotion tout en étant déclenchée par l’une de ses composantes.Comment, d’après vous, pourrait-on essayer de tester empiriquement la théorie de l’appraisal ?
Une façon de l’étudier serait de se pencher sur l’amygdale humaine, une structure cérébrale que l’on sait impliquée dans l’émotion mais dont la nature exacte de fonctionnement reste extrêmement débattue. Si elle répond particulièrement aux événements pertinents pour l’individu, cela constituerait un argument en faveur des théories de type appraisal (3). C’est ce vers quoi tend aujourd’hui une analyse de la littérature, alors qu’il avait été d’abord proposé que le rôle de l’amygdale soit limité à la détection de menaces et au déclenchement de l’émotion de peur. Cette façon de tester les théories psychologiques en interrogeant le cerveau humain, que ce soit par l’imagerie cérébrale ou le test de patients en neuropsychologie ou en psychopathologie, permet actuellement de faire considérablement avancer nos connaissances sur l’émotion.Comment inscrivez-vous cette théorie dans le courant des sciences affectives, qui apparaît comme une approche interdisciplinaire des émotions ?
La théorie de l’appraisal a un rôle de moteur car elle s’intéresse non seulement au déclenchement de l’émotion, mais aussi la considère comme un processus se déroulant à plusieurs niveaux et impliquant plusieurs composantes, nécessitant ainsi l’interaction de plusieurs disciplines pour son étude. L’approche interdisciplinaire, comme celle proposée par les sciences affectives, permet d’étudier les différents déterminants de l’émotion aux niveaux cérébral, individuel, interpersonnel, social et culturel. Par exemple, cette approche permet aussi bien d’envisager les mécanismes cérébraux responsables de l’orientation de l’attention vers des stimuli émotionnels (4) qu’elle permet l’analyse d’arguments conceptuels et empiriques pour caractériser clairement les spécificités des conditions de déclenchement d’émotions qui peuvent sembler a priori similaires, telles la honte et la culpabilité (5).
L’intérêt tout particulier de l’approche interdisciplinaire réside donc justement dans la nécessité d’examiner les émotions à de multiples niveaux et d’en aborder toutes les composantes.
NOTES
(1) M. Van der Linden et G. Ceschi, Traité de psychopathologie cognitive, Solal, à paraître.
(2) D. Sander, D. Grandjean et K. Scherer, « A systems approach to appraisal mechanisms in emotion », Neural Networks, vol. XVIII, n° 4, mai 2005.
(3) D. Sander, J. Grafman et T. Zalla, « The human amygdala: An evolved system for relevance detection », Reviews in the Neurosciences, vol. XIV, n° 4, 2003.
(4) P. Vuilleumier, « How brains beware: Neural mechanisms of emotional attention », Trends in Cognitive Sciences, vol. IX, n° 12, décembre 2005.
(5) J.A. Deonna, Évolution, émotion et morale. Les exemples de la honte et la culpabilité, Presses polytechniques et universitaires romandes, à paraître.