Dans le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004), le héros joué par Jim Carrey demande à une entreprise spécialisée, Lacuna, d’effacer les souvenirs de sa dernière déception amoureuse. La réalité rejoint-elle la fiction ? En 2000, Karim Nader, de l’équipe de Joseph LeDoux (grand spécialiste des émotions, université de New York), réussissait à supprimer un apprentissage chez des rats. En 2007, au sein de cette même équipe, Valérie Doyère (chercheuse au CNRS) a mis en lumière les mécanismes cérébraux en jeu. Pourra-t-on bientôt effacer nos souvenirs ?
Vous avez réussi à supprimer sélectivement un conditionnement chez des rats. Comment ?
Nous avons commencé par conditionner les rats à deux sons différents : au cours de la séance, chaque son était associé à un choc électrique. Une fois conditionné, le rat a peur dès qu’il entend l’un ou l’autre son. On sait que c’est l’amygdale qui est le site-clé de cet apprentissage. 24 heures plus tard, nous avons injecté dans l’amygdale des rats une drogue connue pour provoquer des amnésies (elle empêche la plasticité nerveuse), avant de faire une séance de réactivation où l’on rejoue un seul des deux sons. Le lendemain, lors d’une séance test, nous avons observé que les rats n’avaient plus peur du son réactivé. En revanche, leur peur de l’autre son était restée intacte.
Quelles sont les implications que l’on peut tirer de ce résultat ?
Il va dans le sens des théories de la reconsolidation. Longtemps, on a cru qu’un apprentissage durablement « inscrit » dans le cerveau l’est pour toujours : c’est la consolidation. À l’inverse, l’idée de la reconsolidation est que lorsque l’apprentissage est réactivé, il redevient labile. Quand en 2000 Karim Nader, Glenn Schafe et Joseph LeDoux ont montré qu’on pouvait déconditionner des rats, une question restait en suspens : avait-on vraiment effacé la première trace, ou en avait-on rajouté une deuxième ? Pour le savoir, nous avons enregistré l’activité des neurones dans l’amygdale, ce qui nous a permis d’observer deux choses : d’abord, la trace du son rejoué était réactivée et subissait un retraitement au niveau cellulaire (nouvelle plasticité). Deuxièmement, le lendemain, sous l’effet de la drogue, elle était très nettement affaiblie. C’est la première démonstration qu’un souvenir est modifiable, et même effaçable, au niveau cellulaire. Et ce indépendamment d’un apprentissage très similaire (l’autre son).
Quelles applications envisager chez l’homme ?
On pense tout de suite à des possibilités de traiter les patients souffrant de syndrome de stress posttraumatique, un trouble anxieux faisant suite à un événement traumatisant sur le plan psychologique. Un de ses symptômes importants est l’intrusion, c’est-à-dire des souvenirs de l’événement répétitifs et envahissants. Mais aussi le sentiment intense de détresse psychologique lors de l’exposition à des indices externes ou internes évoquant ou ressemblant à un aspect de l’événement traumatique. L’amygdale, parmi d’autres structures, semble impliquée dans la genèse et le maintien de ce trouble. Malheureusement, la sélectivité de la méthode que nous venons de montrer, qui semble de prime abord un avantage, joue en fait contre nous : car il est nécessaire que le
stimulus soit présenté réellement lors de la réactivation pour que l’effacement soit possible. Dans notre situation expérimentale très simple de conditionnement au son, c’était possible. Mais dans le cas de situations traumatiques réelles, avec de nombreux objets pouvant composer un contexte, la thérapie devient bien plus complexe. Chez l’animal, il existe un protocole de conditionnement au contexte, qui met en jeu une circuiterie cérébrale un peu différente (que pour celui au son). Certes nous savons que le déconditionnement au contexte est possible chez l’animal. Mais nous n’avons pas encore testé s’il est également sélectif et à quel point le souvenir de tout ou partie de ce contexte peut être affecté. Il reste aussi à trouver un « médicament » utilisable chez l’homme. On est donc bien loin des applications thérapeutiques. Quant à effacer les souvenirs de votre dernière déception amoureuse, c’est pour le moment du domaine du fantasme. Et c’est sans doute bien mieux comme ça !
Valérie Doyère
Valérie Doyère <br/>Chercheuse au CNRS, étudiant la reconsolidation de la mémoire, elle a publié « Synapse-specific reconsolidation of distinct fear memories in the lateral amygdale », Nature Neuroscience, vol. X, n° 4, avril 2007.