La tendresse d’une mère pour son bébé peut apparaître comme naturelle et évidente. N’est-ce pourtant pas là une vision « sentimentaliste » et simpliste ?
L’amour maternel est-il naturel ? Est-il nécessaire au développement du bébé ? Est-ce une réalité atemporelle et intangible, ou bien contingente, relative, produit d’une culture et d’une époque ?
Il est intéressant de confronter les nombreuses recherches auxquelles a donné lieu cette question, sans oublier les travaux des historiens et des sociologues qui ont souligné la dimension sociale et culturelle des représentations de l’amour maternel.
On ne peut nier l’existence d’une certaine « préoccupation maternelle primaire », pour reprendre le terme de Donald W. Winnicott (1). Cette « préoccupation maternelle » peut être définie comme une fonction adaptative essentielle, permettant à l’enfant de recevoir les soins adéquats. Elle s’exprime sous la forme d’une vigilance émotionnelle et d’une disponibilité particulière de la mère envers son bébé. Elle serait essentielle dans les premiers temps, car elle permettrait à la mère de sentir et d’anticiper les besoins de son enfant, particulièrement dépendant à ce stade de son existence. Grâce à cet état de réceptivité particulière, la mère pourrait entrer dans des interactions complexes avec son bébé.
Les séquences d’interactions forment une sorte de dialogue primitif que Colwyn Trevarthen décrit comme des « protoconversations » (2). Lorsque tout se passe bien, le jeune enfant comprend que ses émotions peuvent être comprises par l’adulte, qu’elles sont partageables.
Il ne fait pas de doute que ces déclencheurs impliquent autant la mère que le bébé. Dès la naissance, le bébé déploie plusieurs stratégies pour séduire ses proches et ne pas être rejeté : cris, pleurs, sourires. Mais sa physionomie aussi joue un rôle de séduction : son front bombé, ses grands yeux, ses joues rebondies, son crâne volumineux ou encore ses petites mains potelées entraînent chez l’adulte le sentiment de « mignon ». Pour être exact, ce sont en fait les adultes humains qui sont pourvus de « circuits » perceptifs particuliers, réceptifs au « charme » des bébés. La description de ces « déclencheurs » de comportements de soins remonte aux travaux de Konrad Lorenz.
La « préoccupation maternelle primaire », certainement héritée de notre histoire adaptative, autrement dit la proximité physique et la réceptivité aux déclencheurs de soins, résument-ils l’essentiel de l’amour maternel ? Une abondante littérature, largement relayée par les médias, a fait état de l’importance de cette relation privilégiée, censée se développer dès la naissance entre mère et bébé. Cependant l’être humain semble également pouvoir montrer une relative indépendance vis-à-vis de sa « nature ».
La qualité du lien plutôt que la personne
Lors d’une naissance difficile, lorsque l’enfant est un grand prématuré, ou encore lorsque le bébé doit être inséré tôt en crèche ou chez une nourrice, faut-il vraiment craindre des conséquences redoutables pour le développement de l’enfant ?
De nombreuses études ont été consacrées à ces questions, dans le contexte de la célèbre théorie de l’attachement de John Bowlby (3). Ses successeurs ont démontré, dans des études expérimentales classiques, l’importance de la disponibilité et de la sensibilité maternelles durant les premiers mois de la vie de l’enfant. La psychologue américaine Mary Ainsworth, collaboratrice de J. Bowlby, a décrit trois grands types d’attachement : sécure, insécure-évitant et insécure-ambivalent.
• L’attachement sécure caractérise l’enfant qui tend à protester lors de la séparation d’avec le proche, mais accueille avec soulagement son retour, et cherche à s’en rapprocher.
• L’attachement insécure-évitant est celui de l’enfant qui donne une impression d’indépendance ; il explore l’environnement sans se soucier du proche, ne paraît pas affecté par son départ, et ignore son retour.
• L’attachement insécure-ambivalent définit l’enfant globalement perturbé par la situation, anxieux voire agité lors de la séparation, et qui, lors des retrouvailles, ne parvient pas à se réconforter, du fait de sa colère ou d’une trop grande détresse.
Depuis plus de trente ans, de nombreux travaux ont porté sur les implications de l’insertion du très jeune enfant en crèche, du point de vue de la qualité de la relation d’attachement à la mère. Une étude réalisée par the NICHD (National Institute Child Health and Human Development), Early Child Care Research Network, en 1997 sur plus de mille familles américaines conclut qu’aucun des indicateurs suivants n’a d’effet significatif sur la qualité de l’attachement à la mère : type de garde (crèche collective, crèche familiale ou garde parentale), qualité du lieu d’accueil, âge du début de la garde, taux de fréquentation ou encore stabilité des gardiennes. D’autre part, un enfant peut développer une réelle relation d’attachement avec la personne qui le garde.
Nous avons filmé près d’une cinquantaine d’enfants tous les trois mois (entre les âges de 3 et 24 mois) dans diverses situations où ils étaient en relation avec leur mère ou avec leur éducatrice, grand-mère ou jeune fille au pair : les enfants semblent montrer pratiquement autant de recherche de contact avec leur gardienne qu’avec leur mère, et l’évolution de ces deux relations est très proche. Ces données réfutent la crainte d’implications dramatiques dans le cas d’une moindre disponibilité de la mère. Elles relativisent également le « monotropisme » de l’amour maternel et de l’attachement soulignés par la théorie de J. Bowlby. En définitive, le milieu familial ne constitue pas l’unique et irremplaçable creuset du développement de l’enfant. La fonction de « base sécurisante » assurée par une quelconque figure d’attachement dans la petite enfance rendrait possible, ultérieurement, une certaine autonomie de l’individu dans la régulation de ses affects. Parallèlement, l’intérêt de l’adulte pour soigner le jeune enfant peut parfaitement se développer en l’absence de précurseurs hormonaux et de contact postnatal immédiat, comme par exemple dans le cas de l’adoption ou quand l’accessibilité de la mère durant les premiers mois de la vie se trouve empêchée.
L’amour maternel est-il alors « contingent », pour reprendre le terme d’Élisabeth Badinter (4) ? Représenterait-il un plus, davantage qu’une nécessité ? Les travaux d’un certain nombre d’historiens et notamment l’étude fondatrice de Philippe Ariès (5) laissent supposer que les liens affectifs (le « sentiment de l’enfance ») éprouvés par les adultes envers les enfants seraient historiquement déterminés.
Sous l’Ancien Régime, l’éducation maternelle a apparemment subi un important discrédit, surtout dans les classes dominantes, avec la pratique des fameuses « nourrices mercenaires » (lesquelles appartenaient à des classes sociales moins favorisées). À l’inverse, du xixe siècle jusqu’aux années d’après-guerre, la bourgeoisie s’est fait la porte-parole de l’éducation maternelle, dans un élan « rousseauiste » (ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs de mettre sur pied le système des crèches, destinées aux familles dont les mères constituaient une force de travail précieuse pour la révolution industrielle).
Actuellement, après un nouveau réaménagement idéologique, on observe que les conditions socioéconomiques semblent imprimer des variations dans la valorisation des soins maternels. Les familles de milieu modeste, dans la plupart des pays industrialisés, valorisent l’éducation maternelle alors que les familles plus aisées, acquises à un idéal égalitaire du point de vue de l’accès des femmes aux carrières professionnelles, valorisent davantage le principe de la garde extrafamiliale dans la petite enfance.