« Tous les hommes ont peur. Tous. Celui qui n'a pas peur n'est pas normal », écrivait Jean-Paul Sartre. Les données actuelles de la psychologie scientifique confirment que la peur est une manifestation émotionnelle normale et souhaitable, du moins dans certaines circonstances. Elle est ce que les psychologues évolutionnistes nomment, à la suite des travaux du psychologue californien Paul Ekman dans les années 1960-1970, une émotion fondamentale : universelle dans ses déterminants et ses mécanismes 1. Et dans sa fonction, car chacune de ces émotions fondamentales a une valeur adaptative, d'où leur persistance au travers des âges 2. La tristesse semble avoir pour rôle d'attirer la sollicitude des membres du groupe environnant en cas de deuil, réel ou symbolique. La colère pourrait être un moyen d'éviter la multiplication des affrontements physiques liés aux frustrations : une bonne colère permet parfois de faire reculer un adversaire sans en arriver au combat. Quant à la peur, sa finalité est claire : augmenter notre vigilance face aux situations dangereuses et faciliter alors nos chances de survie par des comportements adaptés, comme la prudence, et parfois la fuite ou le combat. Avoir une peur modérée du vide lors d'une randonnée en montagne va nous inciter à une relative vigilance lors de passages vertigineux et dangereux, et ce sera très bien ainsi. Comme la douleur, qui nous informe d'une lésion corporelle et nous pousse à en tenir compte, la peur nous signale les dangers environnants et nous permet de nous mobiliser face à eux.
Une personne sur dix est phobique
Mais les mécanismes de la peur peuvent se dérégler et lui faire perdre son caractère adaptatif. Par exemple sous forme d'attaques de panique se déclenchant en l'absence de danger véritable : durant ces crises d'angoisse brutales, spontanées ou liées à certains contextes, comme le sentiment d'enfermement ou de solitude, la personne a la sensation physique qu'elle court un grand danger, et la conviction qu'elle risque alors de mourir ou de devenir folle. De tels dérèglements témoignent de réactions de peur devenues contre-productives, et sources de souffrance et d'inadaptation à l'environnement. La peur violente et incontrôlée mais aussi les craintes chroniques et usantes dépassent leur but et deviennent une maladie. Les formes que peuvent prendre ces dérèglements sont nombreuses : peurs anticipées et sans objet (anxiété diffuse : on ne sait pas ce que l'on craint mais on a un sentiment constant d'insécurité et d'inquiétude), peurs explosives (crises d'angoisse), peurs incontrôlables et focalisées (phobies), peurs consécutives à un traumatisme (peurs lors du stress posttraumatique). Nous traiterons principalement ici des peurs phobiques.
Les études épidémiologiques montrent qu'en population générale, une personne sur deux souffre de peurs excessives et qu'une sur dix présente une phobie. Ces chiffres peuvent paraître impressionnants, mais il faut rappeler que l'on parle ici de toutes les peurs confondues, dont certaines peu visibles et peu handicapantes en temps normal (peur du noir, de l'eau, des serpents, des insectes...). A partir de quand une peur doit-elle être considérée comme pathologique ?
Pour porter le diagnostic de phobie, les cliniciens évaluent trois dimensions : l'intensité de la réaction émotionnelle face à la situation problème (inconfort ou panique ?), le caractère impérieux des évitements (on préfère éviter ou l'on est obligé de le faire ?) et le handicap lié à la peur dans la vie quotidienne (lié notamment à son objet : pour un citadin, la peur des chevaux est moins gênante que celle des transports).
Les classifications usuelles des peurs excessives et des phobies les regroupent en quatre grandes familles 3. D'abord les peurs suscitées par les animaux (insectes, araignées, chats, chiens, oiseaux...) ou les éléments naturels (eau, vide, orage, obscurité...). Les phobies qui en découlent sont dites simples ou spécifiques, en raison du caractère limité de leurs facteurs déclenchants. Ce sont les phobies les moins handicapantes, même si certaines d'entre elles posent des problèmes particuliers, comme la phobie du sang, des blessures ou des piqûres et injections, qui fait éviter vaccins, soins dentaires et prises de sang, et s'avère donc dommageable pour l'état de santé... Une deuxième famille de peurs et de phobies est constituée par les peurs sociales. Tolérables lorsqu'elles sont modérées (trac ou timidité), elles représentent des maladies sévères lorsqu'elles atteignent le stade de la phobie sociale, dans laquelle la personne ne peut soutenir les regards ou les échanges bénins de la vie quotidienne : les évitements phobiques privent alors le sujet des indispensables nourritures relationnelles dont a besoin tout être humain. D'où un taux de complications par alcoolisme et dépression très élevé dans cette pathologie. Une troisième famille de phobies est centrée par la peur de ressentir ? et de ne pouvoir contrôler ? des manifestations physiques ou mentales désagréables (accélération cardiaque ou tête vide) dans des situations où l'on se sent « coincé » (lieux clos, files d'attente...) ou loin de chez soi (déplacements, voyages...), ou les deux (transports en commun, embouteillages...). La personne ressent alors des attaques de panique, durant lesquelles elle craint de mourir ou de perdre la raison. Pour en éviter la survenue, elle va peu à peu limiter ses déplacements : c'est ce que l'on nomme l'agoraphobie, et cela peut conduire à une restriction quasi complète de toute forme de sortie de chez soi non accompagnée (ces sujets sont rassurés si une personne de confiance est à leurs côtés). Une quatrième famille de peurs et de phobies est représentée par... tout le reste : peurs de la mort, de la maladie, des microbes, d'avoir une impulsion et de commettre un acte agressif ou offensant, etc. Ce groupe de peurs est beaucoup moins homogène que les trois familles précédentes, et comporte souvent des aspects obsessionnels (pensées intrusives incontrôlables, rituels magiques de prévention...) qui en font des formes de passage vers les troubles obsessionnels compulsifs (toc).