Pierre Clastres La politique du sauvage

En 1974, l’anthropologue semait le trouble dans les savoirs acquis : et si le propre des sauvages était de s’unir contre l’État ? Un an chez les Amérindiens avait suffi à l’en convaincre.

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Nous sommes en 1999, quelque part au Brésil. Ailton Krenak, leader indigène de l’ethnie du même nom, déclare : « Pierre Clastres, après avoir partagé quelque temps la vie de nos parents Nhandeva et M’bia, a conclu que nous sommes des sociétés qui nous organisons naturellement d’une certaine façon contre l’État. Il n’y a aucune idéologie en cela, nous sommes contre naturellement. Comme l’eau de la rivière trace son chemin, nous traçons un chemin qui ne considère pas ces institutions comme fondamentales pour notre santé, notre éducation et notre bonheur 1. »

Nhandeva et M’bia sont les noms de groupes amérindiens parmi lesquels, plus de trente ans auparavant, l’anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) a longuement séjourné. Il a non seulement observé leur vie quotidienne, mais il a élevé leurs mœurs politiques au rang de modèle. Un si franc hommage est rare de la part des intéressés.

Pierre Clastres était un chercheur et un intellectuel original par ses idées, plus que par son parcours, classique à l’époque : philosophe de formation, il est initié à l’ethnologie des Amériques par Alfred Métraux et Claude Lévi-Strauss. En 1963, il obtient de quoi passer un an parmi les Guayaki au Paraguay : un petit groupe de chasseurs-cueilleurs nomades parlant une langue de la famille Tupi-Guarani qui s’autodésignent Achés. Récemment contactés et fixés, ils incarnent, comme les Nambikwara de Lévi-Strauss, ce qu’on peut trouver de plus « sauvage » sur le continent. Clastres, au fil des années 1960, fait plusieurs séjours chez eux, ainsi que chez leurs voisins guarani et d’autres peuples. Sa thèse porte sur la vie sociale des Aché, qu’il transforme en un récit poignant, lisible par tout le monde.

Dès sa sortie, Chronique des Indiens Guayaki (1972) est remarquée, voire encensée par la presse. Cela tient d’abord à la plume cinématographique de l’auteur qui saisit en direct la vie intime des Indiens. Ses gros plans serrés déclenchent l’empathie envers la tendresse des mœurs et la tristesse des Guayaki, ou au contraire l’effroi face à leurs rites cruels, à l’abandon des vieillards, à l’anthropophagie funéraire. Mais ce n’est pas tout. Car si, au fil des ans, la Chronique va connaître un succès comparable à celui de Adolescence à Samoa de Margaret Mead (1928) ou au Tristes Tropiques de Lévi-Strauss (1955), c’est que le livre adresse un message au monde occidental : il annonce l’irrémédiable perte d’un idéal que l’on pensait – en ces années-là du moins – encore à atteindre. Celui d’une société où personne ne donne d’ordre, mais néanmoins bien organisée.

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Ainsi, Clastres décrit comment Jyvukugi, le chef de la bande des Aché, se livre à un étrange manège : chaque fois qu’une nouvelle affecte la communauté, il se rend dans chacune des familles pour la répéter et la commenter, alors même que tout le monde est déjà au courant. Puis l’ethnologue interroge : « Que fait le chef ? » On lui répond : « Il ne fait pas, il est celui qui a coutume de parler. » Observation : un chef guayaki n’est pas là pour donner des ordres (car cela, aucun Indien ne le supporterait), mais il a l’obligation de parler. Interprétation : « Toute parole du leader est une assurance donnée à la société que son pouvoir ne la menace point, son silence en revanche inquiète. » Quelle inquiétude ? Nous le verrons plus loin.

Quatre chapitres plus loin, Clastres explique que, pour les Aché, un homme qui ne sait pas chasser à l’arc n’est pas un homme. Il fait le récit parallèle de deux vies de mauvais chasseurs. L’un, Krembegi, renonce totalement, se laisse pousser les cheveux, troque son arc contre un panier, n’accomplit que des tâches féminines et pousse le scrupule jusqu’à se laisser prendre par des hommes. On le laisse tranquille : il fait une femme passable, même si son homosexualité déplaît à certains. L’autre, Chachubutawachugi, ne se résigne pas, continue de chasser sans arc, se retrouve célibataire : il finit par, lui aussi, porter un panier (attribut féminin), mais garde l’allure d’un homme. De celui-là, tout le monde se moque et le rejette. Il ne correspond à aucun modèle. La société des Aché, même s’il n’y a pas de chef ni de police, est bien ordonnée, et nul ne peut innover sans se rendre ridicule. La sanction est dans le regard des égaux.