Rencontre avec Françoise Héritier

Pourquoi la domination sexuelle ?

Selon Françoise Héritier, la domination masculine n'est pas un accident de l'histoire, mais un universel des sociétés humaines. Il a sa source dans l'asymétrie profonde qui donne pouvoir aux femmes de procréer des enfants des deux sexes. Comment peut-on envisager d'en venir à bout ?

Sciences Humaines : Voilà deux ouvrages que vous publiez sur la question du rapport inégal entre les sexes, et sur le fondement de l'infériorisation du sexe féminin dans les sociétés humaines. D'où vous vient cet intérêt pour une thématique qui appartient plus couramment au domaine social et politique ? De vos travaux d'ethnologue en Afrique ou d'expériences personnelles de la condition féminine, telle qu'elle est vécue en Europe ?

Françoise Héritier: Je ne me suis pas posé directement la question du rapport hiérarchique entre les sexes tel qu'on pouvait l'observer sur mon terrain africain, ni même dans ma propre société, bien que j'aie observé des faits troublants. Lorsque j'ai commencé mes études, dans les années 50, il existait une licence d'histoire et géographie pour les filles, et deux licences séparées, d'histoire et de géographie pour les garçons. La raison invoquée de cette discrimination était que les filles n'avaient pas la capacité de s'adonner exclusivement à la géographie... La géographie, qui passe aujourd'hui pour une science sociale, donc « molle », semblait trop exigeante sur le plan technique pour les filles. C'est un exemple vécu de la discrimination sexuelle qui régnait alors sur le plan intellectuel.

Mais ce n'est pas exactement pour cette raison que j'ai été attirée par le problème. Je suis passée d'abord par l'étude des systèmes de parenté, qui ne décrivent pas directement les rapports concrets entre les sexes. Ils mettent en jeu plutôt les catégories de sexe et de genre, le masculin et le féminin. La société samo que j'ai étudiée en Haute-Volta, comme on l'appelait alors, possède une terminologie de type omaha, fortement marquée par la patrilinéarité-. C'est un système qui, comme beaucoup d'autres, attribue des termes spécifiques à la soeur du père et au frère de la mère, mais de plus traite de manière particulière les générations suivantes. Spécifiquement, tous les enfants des filles nées dans un lignage donné, à quelque génération qu'elles appartiennent, sont appelés neveux et donc classés dans la catégorie des enfants par tous les hommes de ce lignage, quelle que soit leur génération. J'ai introduit l'idée que cette particularité traduisait, avant tout, la position des femmes dans le lignage, considérées systématiquement comme « cadettes ». En généralisant l'argument, à partir d'autres systèmes de parenté porteurs de traits semblables, j'en suis venue à la conclusion que, sauf dans les systèmes où cette différence n'est pas marquée dans les termes de parenté, on peut constater que le rapport masculin/féminin est conçu sur le modèle du rapport parent/enfant, ou encore aîné/cadet. Pourquoi cela ? Parce que l'antériorité est une notion d'ordre, qui manifeste une hiérarchie fondamentale : les femmes sont ainsi de « petites personnes » par rapport aux hommes qui sont de « grande personnes ». C'est ce que j'ai appelé le principe de valence différencielle des sexes : dans de nombreux systèmes de parenté, le sexe féminin est mis en position « mineure » par rapport au sexe masculin. Et surtout, l'inverse est exclu : on ne trouve pas de système qui nierait cette hiérarchie.

Ensuite, j'ai développé cette idée dans ma recherche sur l'inceste. Chez les Samo, certains interdits sexuels n'avaient rien à voir avec la consanguinité des partenaires. Notamment, il est interdit pour un homme d'avoir des rapports sexuels avec deux soeurs, et à deux frères d'avoir des rapports avec la même femme. Ce type d'interdit existait dans des cultures écrites, notamment dans le droit hittite, et dans d'autres cas encore plus proches de nous. Le paradoxe est que ces interdits ne prennent sens, en fait, que si on les considère du point de vue des femmes : en cas d'unions de ce genre, la femme est le lieu où se rencontrent des substances corporelles porteuses de consanguinité. Mais, et c'est cela qui m'a intriguée, ces règles sont toujours énoncées du point de vue des hommes, ce qui leur est permis ou interdit. Cela rend incompréhensible des énoncés du genre de celui qui interdit à un homme d'épouser « les deux soeurs », quand la formulation logique devrait interdire à une femme d'épouser le mari de sa soeur. Tout se passe comme si les femmes ne pouvaient pas être considérées comme des acteur sociaux, ou des sujets de droit. C'est en rapprochant ces faits que j'ai commencé à travailler sur la pensée de la différence, sur ce qui expliquait le fait que dans la quasi-totalité des sociétés anciennes ou sans écriture on trouvait cette inégalité de droit et de valeur entre les sexes.