Quel est le point commun entre le socialisme, le libéralisme, le fascisme, le communisme, l’écologisme, le nationalisme ou l’anarchisme ? La réponse tient en quatre petites lettres : « isme », placé à la fin de chaque mot. Ce suffixe suffit à pointer du doigt le phénomène idéologique. Des « isme », il en existe aussi en peinture (impressionnisme), en littérature (naturalisme) et même en sciences (darwinisme, freudisme). C’est l’indicateur d’une vision du monde associée à un mouvement qui le soutient. L’idéologie est donc plus qu’une idée, un projet ou un idéal : c’est aussi un mouvement, un combat, souvent mené contre d’autres « isme ». Et en tant que mouvement de pensée et d’action, l’idéologie a tous les attributs d’une religion – autre grande productrice « d’isme » – avec laquelle elle partage bien des points communs : des pères fondateurs, une légende sacrée, des causes à défendre, des espoirs, des désillusions, des interprétations diverses et antagonistes, des remaniements, des hérésies et des conflits internes, et des mythes fondateurs.
Mais d’où vient cette tendance de la politique à transformer les idées en idéologies ? Pourquoi est-il besoin d’agiter des étendards, de s’enflammer, de chercher des coupables et de susciter de grands espoirs (souvent déçus) ? Le cerveau humain serait-il par nature enclin aux idéologies, comme le pensent certains. À moins que la logique même des champs de bataille politique conduise invariablement à forger de grands récits qui fleurent bon les mythologies d’antan…
La réponse à cette question nécessite un détour vers l’histoire pour voir comment naissent, se déploient, meurent et renaissent les discours idéologiques.
Le noyau de l’idéologie
En politique, tout commence par des problèmes – tensions, frustrations, conflits, menaces – et se résout par la quête de solutions collectives. Rien de plus logique. Mais, à la différence de la médecine ou de l’ingénierie, qui cherchent des solutions adaptées à chaque problème spécifique, l’idéologie tend à agréger tous les problèmes en un seul de façon à condenser toutes les solutions en une formule unique. Un problème unique et une solution globale : voilà le noyau de toute idéologie.
Des exemples ? Le capitalisme est le problème, disent les uns, il serait la cause de tous les maux : inégalités, crises, injustice, chômage, pauvreté, pollution, etc. La solution ? Il faudrait le renverser (communisme), le transformer en profondeur (socialisme), le contrebalancer (social-démocratie), ou construire une alternative (solidarisme, convivialisme). Le grand problème, c’est l’État, disent les autres : il s’est révélé oppresseur, bureaucratique, étouffant, coûteux, inefficace, etc. Il faut donc l’abolir (anarchisme et libertarisme) ou le réduire (néolibéralisme), le contrôler (État de droit), etc. Et si le problème était ailleurs, dans un monde extérieur menaçant (l’étranger, l’occupant, le concurrent, etc.) ? La solution s’impose : refouler l’ennemi et se retrouver entre soi, tel est le projet nationaliste sous ses multiples formes (patriotisme, régionalisme, communautarisme, etc.). Et si le grand problème n’est pas à l’extérieur, mais au-dessus de nous, chez les élites corrompues et incapables qui nous gouvernent ? La solution : en appeler au peuple (populisme, anarchisme) ou à un sauveur aux mains propres, ce qui est la base de tous les césarismes.
L’idéologie tend donc à condenser tous les problèmes en un seul pour lui apporter une réponse unique. Cette vision des choses contribue à couper le monde en deux : le problème et sa solution, le mal et le bien, l’erreur et la vérité, l’ennemi et l’ami (selon Carl Schmitt, la définition de l’ami et de l’ennemi est au fondement de la politique). L’idéologie est par nature une pensée dichotomique. Même le centrisme (encore un autre « isme » !) n’y échappe pas : le mal, c’est le sectarisme, l’extrémisme, l’idéalisme d’où qu’ils viennent ; la solution est le compromis, l’union des contraires, la « voie du milieu » déjà prônée par Aristote et Bouddha.