Le monde que nous avons quitté était construit comme une série de systèmes emboîtés les uns dans les autres : système de sécurité collective, blocs, Etats-nations, entreprises, familles, individus constituaient les différents étages d'une réalité fermement organisée. Celui dans lequel nous venons d'entrer est d'une tout autre nature. Aux formes relativement stables du deuxième XXe siècle ont succédé des organisations fluides et ouvertes. La mise à l'écart de l'Onu, la fin de la guerre froide, la mondialisation économique, la libéralisation des Etats, les nouveaux modes de production, le délitement de la famille traditionnelle et les errances individuelles ont fait apparaître un monde totalement nouveau.
La représentation la plus commune aujourd'hui pour tenter de rendre compte de cette mutation s'appuie sur la notion de « réseau ». Sous l'influence des nouvelles techniques de transport, de télécommunication et de traitement de l'information, du fait également des politiques économiques suivies depuis les années 1980, le « monde systémique » d'autrefois aurait cédé la place à un ensemble de réseaux reliés les uns aux autres de manière plus ou moins lâche. L'individu postmoderne, la famille recomposée, l'entreprise ouverte, le nouvel Etat néolibéral et l'« empire » lui-même, selon l'expression de Michael Hardt et Antonio Negri, se présenteraient désormais comme des nuages de connexions en perpétuelle mutation 1.
Les promoteurs de cette représentation ont certes raison d'affirmer que, du fait de cette transformation, les notions de structure et de système, fondamentalement liées à la stabilité du monde ancien, sont aujourd'hui périmées. Mais la notion de réseau, avec son antisystémisme sommaire et sa logique floue, n'apporte guère plus de lumière. Trop techno-déterministe, trop portée à croire aux prétentions d'ouverture et de libre développement émises par le nouveau monde lui-même, elle est incapable d'expliquer les formes inédites qu'y prend désormais le pouvoir. Dissous dans les nuées réticulaires, celui-ci semble partout et nulle part - et l'empire qui vient de surgir semble une simple nappe capitalistique mondiale.
S'il est vrai que le monde a subi une certaine fluidification, cela ne signifie pas, en effet, que toute forme y ait disparu dans le grand tourbillon de la marchandise et de l'information. Non seulement des organisations anciennes, comme l'Etat-nation ou la famille traditionnelle, perdurent contre vents et marées, mais des formes moins visibles et tout aussi prégnantes façonnent les individus psychiques et collectifs les plus engagés dans le processus de désystématisation. Ces formes dirigent les mouvements par lesquels les individus sont produits, elles organisent leur individuation dans le temps et le pouvoir consiste de plus en plus en leur contrôle. Pour comprendre le monde d'aujourd'hui, il nous faut donc introduire un nouveau concept susceptible de rendre compte des organisations du mouvement de l'individuation psychique et collective. Pour le dire d'une autre manière, nous avons désormais besoin du concept de rythme.
Rythmes sociaux
Cette proposition pourra sembler surprenante, voire mystérieuse, au lecteur contemporain. Pourtant, l'interrogation sur les rythmes de l'individuation n'est pas nouvelle. Elle a été un objet de préoccupation constant chez nombre d'auteurs des années 1890-1950, confrontés eux aussi à une fluidification brutale de leur monde, que ce soit en sciences humaines (Emile Durkheim, Gabriel de Tarde, Georg Simmel, Marcel Mauss, Edward Evans-Pritchard, Marcel Granet, Sigmund Freud, Siegfried Kracauer, Marcel Jousse), en philosophie (Henri Bergson, Gaston Bachelard, Tgeodor Adorno) ou en poétique (Paul Claudel, Paul Valéry, Ossip Mandelstam, Walter Benjamin). Après une éclipse d'une trentaine d'années, pendant laquelle on a eu davantage besoin d'une science des structures et des systèmes que d'une étude des rythmes, elle est récemment réapparue avec vigueur (par exemple chez Henri Meschonnic, Gilles Deleuze, Michel Maffesoli ou encore Eviatar Zerubavel) et il y a fort à parier que le rythme va bientôt se révéler indispensable aux sciences sociales et à la philosophie, voire constituer l'un des piliers principaux du nouveau paradigme théorique dont nous ressentons le besoin.