Produire et diffuser. Les arcanes de la reconnaissance

Comment les intellectuels accèdent-ils à la reconnaissance de leurs pairs et à la notoriété publique? Des cénacles parisiens du xixe siècle aux réseaux institutionnels et médiatiques d'aujourd'hui, les conditions de production et de diffusion des idées se sont beaucoup complexifiées.

Depuis le xixe siÈcle, la production et la diffusion des idées ont connu de profondes transformations. Avec les réformes successives de l'enseignement universitaire, les lieux d'élaboration se sont diversifiés. Parallèlement, les publications spécialisées se sont multipliées et les réseaux de diffusion sont devenus plus complexes. Obtenir une reconnaissance de ses pairs et du grand public nécessite tout un jeu de stratégies qui a ses gagnants et ses perdants.

Les lieux de formation

La première moitié du XIXe siècle est caractérisée par la prééminence des académiciens, des professeurs, des savants ou des érudits enseignant ou travaillant dans les grandes institutions parisiennes (Collège de France, Muséum, Ecole polytechnique, Ecole normale supérieure, Bibliothèque nationale, Ecole des chartes, Ecole des langues orientales, facultés). Quelques centaines d'hommes, presque tous fonctionnaires, concentrent entre leurs mains les moyens d'inventer, d'enseigner et de diffuser des idées dans la plupart des domaines de la connaissance. Cette concentration intellectuelle des lieux du savoir, financés par l'Etat, a fourni les conditions favorables à la prééminence intellectuelle française à l'échelle européenne au début du xixe siècle, d'autant qu'à la même époque, les universités anglaises somnolaient et que les universités allemandes étaient en pleine crise 1. Mais elle portait aussi en elle des germes de sclérose.

Après 1850, l'Allemagne et l'Angleterre l'emportent de plus en plus sur la France dans les domaines les plus porteurs que sont la philosophie, les sciences de la nature et les disciplines d'érudition comme la philologie des langues anciennes. La prise de conscience des blocages se produit sous le Second Empire par l'intermédiaire des savants ou des intellectuels français après leurs visites des universités anglaises ou allemandes ou leurs contacts avec les sociétés savantes et les revues étrangères. C'est pourquoi, dans les années 1860-70, les meilleurs esprits (Pasteur, Taine, Renan, Lavisse, Monod...) ont vivement critiqué ce modèle centralisateur qui menait à la stagnation intellectuelle.

Les savants réformistes français soulignèrent le déclin progressif de la science, tandis que l'Allemagne devenait le pôle dominant de l'innovation scientifique et universitaire, et après 1871 2, la puissance politique dirigeante en Europe. Pour eux, les excès du centralisme napoléonien avaient abouti à la domination d'une caste de mandarins qui refusaient la concurrence et les innovations.

publicité

A la fin du Second Empire et surtout sous la IIIe République, se mettent en place les réformes inspirées partiellement de ce qu'il est convenu d'appeler le modèle universitaire allemand. Ces réformes entendent réagir contre les effets dommageables de l'académisme français : l'absence d'émulation entre facultés provinciales et parisiennes et la domination totale de ces dernières dans la vie intellectuelle française. Les intellectuels parisiens ne se soucient pas de justifier leurs privilèges. Beaucoup abusent de leur situation en cumulant les postes ou en ne se faisant remplacer qu'en fin de carrière. Face à cette domination, les provinciaux se démoralisent. Leur seule ambition est de venir à Paris. Ceux qui n'y parviennent pas cherchent des dérivatifs dans des investissements extra-universitaires : conférences mondaines ou de vulgarisation pour les littéraires et les scientifiques, recherche d'une clientèle privée ou de fonctions publiques, politiques ou municipales, pour les juristes ou les médecins, fuite vers l'administration pour tous 3.

La première innovation institutionnelle - datant du Second Empire - est la création, en 1868, de l'Ecole pratique des hautes études. Inspirée du modèle des séminaires et des instituts de recherche allemands, elle rompt avec la rhétorique universitaire mais maintient la centralisation étouffante puisqu'elle profite exclusivement à des savants parisiens. Il faut attendre les années 1880-90 pour que la IIIe République dynamise les lieux du savoir dans toute la France : les facultés, les laboratoires et les bibliothèques universitaires de province sont reconstruits avec l'aide des collectivités locales et dotés en moyens nouveaux et en postes supplémentaires, ce qui rajeunit les cadres aussi bien parisiens que provinciaux. Toutefois, dans le domaine de la production des idées, la greffe germanique n'a pas été complète. Les anciennes pratiques pédagogiques du cours magistral, héritage de l'ancien modèle universitaire, persistent. Et Paris, qui reste la capitale de l'édition, des journaux et des revues, demeure le centre des innovations dans tous les domaines, sauf rares exceptions. Il n'est que de citer la plupart des grandes figures intellectuelles de l'époque, toutes parisiennes : de Claude Bernard à Pierre et Marie Curie en passant par Louis Pasteur, Jean Martin Charcot, Henri Poincaré, Emile Durkheim, Henri Bergson, Ernest Lavisse, Hippolyte Taine ou Ernest Renan.

Plutôt que de remplacer l'ancien cours rhétorique par le séminaire savant, la réforme de l'enseignement supérieur a dédoublé les formules pédagogiques. Le séminaire, comme lieu de savoir, d'échanges ou de discussions, est réservé aux étudiants d'élite, tandis que l'amphithéâtre est abandonné aux débutants et à la masse des nouveaux étudiants dont les effectifs ne cesseront d'augmenter des années 1880 à aujourd'hui. Dans le séminaire « à l'allemande », la production des idées est réservée au petit nombre, sous la forme d'un dialogue socratique avec le professeur ou d'un travail en commun au sein d'une équipe de chercheurs. Le cours public n'est plus que le lieu où sont ressassées et répétées des connaissances de base, voire pratiquée une vulgarisation pour le grand public. Plus on avance dans le xxe siècle, plus l'écart se creuse entre lieux de production et lieux de diffusion du savoir, qu'on s'intéresse d'ailleurs aux institutions universitaires, aux institutions de recherche ou aux domaines de la culture générale. La forme du congrès ou du colloque qui se met en place alors n'était au départ qu'un séminaire entre enseignants ou chercheurs d'universités ou de pays différents. Ainsi les expositions universelles parisiennes de 1889 et 1900 sont le cadre de dizaines de congrès savants. Depuis 1910, ce modèle universitaire a été repris par les producteurs d'idées non universitaires avec les Décades de Pontigny où se retrouvaient, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, philosophes, savants, essayistes, traducteurs et universitaires littéraires. Depuis lors, on connaît la croissance exponentielle de cette forme d'échanges intellectuels qui va de la rencontre semi-mondaine pour grand public à l'atelier fermé pour savants ésotériques.