Dans les secteurs de psychiatrie publique, psychiatres et psychologues font partie de l'équipe pluriprofessionnelle dont le fondement est la complémentarité. Néanmoins, lorsqu'on examine comment ils se représentent leur place et celle de l'autre, on perçoit des oppositions qui pourraient être de nature à peser sur l'avenir de la psychiatrie. L'enquête que nous avons menée 1 dans des secteurs de psychiatrie générale mais aussi au niveau d'instances représentatives des professions, près de plusieurs psychiatres et psychologues (les citations qui parcourent le texte sont tirées de ces entretiens), montre que les oppositions ainsi dégagées peuvent être déclinées selon trois axes.
Des représentations contrastées
En premier lieu, les représentations s'ordonnent autour de la polarité subjectivité/ objectivité, que les psychologues et les psychiatres font jouer différemment. Du côté des psychologues, cette distinction est construite sur le modèle de l'opposition signifiante : le travail des psychiatres se situerait du côté de l'objectivation des troubles, le leur du côté de la subjectivation de l'individu : « Notre travail, c'est de tenter de subjectiver un peu l'autre, qu'il soit psychotique ou autre. »
Pour les psychologues, l'acte psychologique ne peut pas se rabattre sur l'acte médical. En effet, la psychologie clinique faisant partie des sciences humaines et non des sciences médicales, l'objet de leur intervention déborde la distinction normal/pathologique comme les notions de symptôme et de maladie, objets traditionnels de la psychiatrie. C'est ceci qui permet le travail en complémentarité des deux professions. D'un côté, la pratique médicale s'appuie sur un corpus de connaissances, une objectivation des troubles et leur classification pour construire le diagnostic et conduire le traitement : « Le médecin, il est là pour le symptôme, pour faire tomber le symptôme, pour réduire le délire. »
De l'autre côté, la pratique d'entretien du psychologue s'enracine avant tout dans la relation qui s'instaure entre lui et la personne qui vient consulter. De ce fait, l'action du psychologue se fonde, non sur une prescription médicale, mais sur une rencontre intersubjective avec le patient, à la demande de celui-ci, en quête d'une écoute attentive qui lui permette une élaboration personnelle, un travail sur soi. Ceci fonde en même temps la limite de l'action du psychologue : si la personne se situe passivement comme objet de soin, il n'y a pas de travail possible, même s'il existe une souffrance. D'où un nouveau clivage entre le patient potentiellement passif face au médecin, qui objective ses troubles, et le patient nécessairement actif face au psychologue.
En revanche, dans les représentations des psychiatres, la polarité objectivité/subjectivité ne sert pas à distinguer leur travail de celui des psychologues, mais traverse tout le champ disciplinaire, caractérisé par une tension irréductible entre les deux pôles structurels qui la constituent : objectivation des troubles (identification des symptômes, élaboration du diagnostic) et subjectivité de la relation (entretiens avec le patient). Tous les professionnels, y compris les psychologues, sont pris dans cette tension inhérente à la discipline dans laquelle ils sont immergés. En revanche, le partage actuel en fonction de prescription de chimiothérapies pour le psychiatre et suivi psychothérapique pour le psychologue n'est pas structurel. Pour certains psychiatres qui se sentent dépossédés de leur rôle de thérapeute, ce partage est lié à l'accroissement de leurs tâches qui les amène à déléguer des activités dont ils gardent le contrôle médical. Pour d'autres, notamment « chez les jeunes médecins qui ont résolu leur problème avec la psychanalyse et qui sont dans une fonction médicale traditionnelle », ceci résulte d'un choix clair de se décharger de cette fonction psychothérapique sur le psychologue.
Ensuite, une deuxième opposition structure les discours : pouvoir/non-pouvoir. Chez les psychiatres, cette dernière définit la ligne qui les sépare des psychologues, soumis au pouvoir organisationnel et prescriptif du médecin. Les psychiatres, notamment les chefs de secteur, mettent leur fonction sous le signe d'un « savoir-pouvoir » 2, dans une représentation traditionnelle du domaine médical et de leur responsabilité d'organisation de l'activité. Pour eux, le psychologue est pris dans une hiérarchie technique fondée sur la prescription médicale. Il n'y a pas de définition d'acte qu'on pourrait qualifier de « psychologique », mais des registres d'activité : « Prendre en charge le patient en individuel, aider les infirmiers à élaborer... avec une reconnaissance implicite de capacité en psychothérapie. » De plus, le domaine du psychologue s'arrête là où commence la spécificité de la position du psychiatre, c'est-à-dire à l'articulation entre le somatique et le psychique. Ce n'est que pour le psychiatre que « les symptômes font sens dans un domaine à la fois somatique et psychologique » : « Un signe de confusion mentale peut être référé selon les cas à une intoxication, à un traumatisme ou à un traumatisme psychique. »