Qu'est-ce que le capitalisme ?

Alors que le capitalisme semble régner sans partage sur tous les recoins de la planète, les historiens débattent comme rarement sur sa genèse. Depuis que des chercheurs ont entrepris de réviser de fond en comble l’histoire économique des contrées non européennes, c’est une nouvelle histoire du capitalisme qui se profile.

Les travaux d’histoire globale ont remis sur le tapis la question des origines du capitalisme en montrant que nombre de ses ingrédients constitutifs peuvent être repérés bien avant le XVIe siècle, tant en Europe qu’en Asie, qu’il s’agisse de l’existence de marchés développés, du système de crédit, de contrats salariaux, de l’impérialisme (1)… Ce courant de recherche prolonge en ce sens la vision de Fernand Braudel, pour lequel le capitalisme se définit comme un ensemble de pratiques présentes dans de multiples sociétés, à de multiples époques (2). D’une manière qui semble contre-intuitive aujourd’hui, tant on a pris l’habitude, bien à tort, d’assimiler le capitalisme à l’économie de marché, l’historien français définit le premier en l’opposant à la seconde. Alors que l’économie de marché renvoie à des échanges de proximité intervenant dans des marchés réglementés et transparents, comme ceux des foires de Champagne au Moyen Âge, pour Braudel, le capitalisme consiste à contourner les règles de la concurrence pour dégager des profits exceptionnels. Le capitalisme est alors la recherche de positions de monopole, obtenues notamment en allongeant le circuit commercial jusqu’à le rendre opaque. Il trouve ainsi sa meilleure incarnation dans le commerce au long cours, pratiqué tout autant par les marchands vénitiens que par les diasporas juives, arabes ou indiennes qui, dès le Ier millénaire, font transiter des marchandises de la Méditerranée à l’océan Indien, de la mer Noire à la Chine.

Comme l’observe l’historienne Ellen Meiksins Wood, cette vision présente néanmoins le risque de « naturaliser le capitalisme (3) », et finalement de considérer que, puisqu’il est présent depuis la nuit des temps, il représente l’horizon indépassable des sociétés humaines. Elle risque aussi de faire perdre de vue la singularité d’un système économique dont l’émergence a bouleversé l’histoire de l’humanité. C’est sur cette singularité qu’insistaient autant Karl Marx, Max Weber ou Karl Polanyi. À leurs yeux, un mode d’organisation économique entièrement inédit était né en Europe, quelque part entre le XVIe et le XIXe siècle. Comme le montre bien Philippe Norel, le meilleur usage de l’histoire globale consiste à expliquer comment un tel système a pu voir le jour en Europe et éventuellement pourquoi seulement sur le Vieux Continent.

 

La quête rationnelle du profit

Raison de plus pour rappeler en quoi consiste la spécificité du capitalisme. Marx identifie sans hésitation la rupture fondatrice de son avènement : il la trouve dans la formation d’un prolétariat obligé de vendre sa force de travail pour subvenir à ses besoins. Dès cet instant, les entreprises capitalistes peuvent prospérer. Possédant le contrôle des moyens de production (les équipements acquis, les terres louées aux propriétaires terriens), elles sont en mesure d’« exploiter » les travailleurs, c’est-à-dire de s’approprier une partie de la valeur qu’ils produisent (la plus-value). Elles peuvent également organiser le travail à leur guise afin d’en tirer le meilleur profit. Pour Marx, elles n’ont d’ailleurs guère le choix, et c’est là à ses yeux le second trait distinctif du capitalisme : se livrant une concurrence sans relâche, elles doivent sans cesse accroître les rendements pour avoir une chance de survie.