Dans son numéro de début juin, la revue Politis s’interroge « Qu’a encore de socialiste le parti qui en porte le nom ? » Plus subtil, mais tout aussi symptomatique, un ouvrage vient de paraître sous le titre Quand les socialistes inventaient l’avenir. L’emploi de l’imparfait a l’air de dire implicitement : suivez mon regard… Dire du gouvernement Hollande qu’il a entraîné des désillusions auprès de ses électeurs tient de l’euphémisme. Le Parti socialiste (PS) subit actuellement l’une des plus terribles hémorragies de militants de son histoire, militants qui quittent le parti faute de s’y reconnaître. L’appartenance du PS à la famille socialiste questionne de plus en plus, et pas seulement ses adversaires. En 2008, Manuel Valls lui-même propose un abandon du terme qu’il juge dépassé. Quant aux autres partis d’obédience socialiste tels que le PCF, ou les trotskistes, ils déclinent et n’ont plus les moyens politiques de susciter une polémique pour contester le qualificatif de socialiste au PS. Un petit détour par l’histoire permet de mieux comprendre où sont les socialistes actuellement.
Aux racines du socialisme, des scientifiques
La première génération du socialisme, marquée en France par les penseurs Saint-Simon et Charles Fourier, ne s’inscrit pas encore dans un objectif de lutte des classes, principe qui émergera plus tardivement au 19e siècle. Le projet des pionniers, révolutionnaire, est de parvenir à une société basée sur l’autogestion, remettant en cause toutes les structures sociales traditionnelles qui prévalaient jusqu’alors, des privilèges aristocratiques à la notion d’héritage en passant par le mariage. La politique ne constitue pas le point central de leur pensée, ils se penchent plutôt sur les questions d’économie et de régénération de la société. Ils fondent leurs idées sur le constat de la misère ouvrière liée à la révolution industrielle dont ils sont des contemporains et des observateurs de première ligne.
Saint-Simon souhaite « l’accroissement du bien-être du plus grand nombre ». Pour atteindre cet objectif, il a pour ambition de fonder une « physique sociale » : il désire faire de l’économie et de la politique des sciences parfaitement rationnelles, au même titre que la physique. L’un de ses disciples, Auguste Comte, deviendra d’ailleurs le fondateur de la sociologie… Saint-Simon prône la prééminence des « producteurs » sur les « oisifs », dont il théorise la disparition à long terme. Ses disciples utilisent sa pensée pour proposer une vision méritocratique de la société. Il ne remet pas en cause la propriété privée, ce que d’autres feront après lui, tel Pierre Proudhon qui aura cette phrase devenue emblématique : « La propriété c’est le vol », mais aspire à supprimer les héritages afin de ne pas fausser le jeu du talent. La pensée saint-simonienne n’est pas si éloignée des libéraux, si ce n’est qu’elle se fonde sur un culte de la science et de la technique, ce qui en fait une réflexion définitivement à part. Cette façon d’appréhender le monde social augure un versant autoritaire dont certaines branches du socialisme, dont l’exemple le plus caricatural est le stalinisme au 20e siècle, ne se déprendront jamais tout à fait.
Charles Fourier vient donner une coloration plus libertaire au socialisme. Là où Saint-Simon propose une science de la société, Fourier, lui, expose une science de l’homme. Le qualificatif de libertaire lui est attribué dans le sens où il estime que l’échange le plus direct possible, qu’il s’agisse des mœurs ou de l’économie, est le plus à même de guider l’homme vers l’harmonie sociale : il en vient ainsi à condamner le commerce ou la police. Longtemps étudié à travers le prisme de sa postérité (Karl Marx, Friedrich Nietzsche, Sigmund Freud), ou résumé à son idée du phalanstère, Fourier est aujourd’hui redécouvert par les féministes pour sa théorie de l’affranchissement illimité de l’individu sans distinction de sexe et de la liberté sexuelle.
Les premiers socialistes se situent hors du champ politique : ils veulent d’abord fonder une science nouvelle qui rationalise l’être humain. Mais ils se distinguent des scientifiques par leur volonté d’appliquer cette science au réel afin d’aboutir à un projet de transformation radicale. Ils seront a posteriori définis par Marx et Friedrich Engels comme des « socialistes utopistes » afin de les distinguer de leur propre pensée qualifiée de « socialisme scientifique ».
Tenter une définition de ce qu’est le socialisme est un exercice difficile s’il en est, tant la grande famille socialiste présente plusieurs visages, à commencer par ceux de ses fondateurs. Parmi eux, Marx et Bakounine sont deux figures majeures. Contemporains, ils se sont opposés sur des questions idéologiques mais aussi sur leurs conceptions respectives de la politique.