C’est dans son bureau du Collège de France que le sociologue Pierre-Michel Menger nous reçoit. À chacune des questions, il répond d’une voix calme et mesurée, maniant avec dextérité des démonstrations à la fois très structurées et exhaustives. Derrière le chercheur, également agrégé de philosophie, semble se révéler un enseignant exigeant, mais également soucieux d’être compris par son interlocuteur. Très rapidement au cours de l’entretien, sa sensibilité artistique transparaît à l’évocation, non sans un discret sourire, de sa passion pour la musique. Il va même jusqu’à confier que la carrière de musicien l’aurait, plus jeune, volontiers tenté.
C’est guidé par le sociologue Jean-Claude Chamboredon, qui enseignait alors à l’École normale supérieure et le savait mélomane, qu’il découvre en 1975 l’ouvrage de la sociologue Raymonde Moulin Le Marché de la peinture en France. Enthousiasmé par ses analyses, il la rencontre et leurs échanges le confortent dans son choix de sujet de thèse : « La condition du compositeur et le marché de la musique contemporaine en France ». À l’époque, peu de travaux, notamment empiriques, existent sur la production dans les arts. Mais imprégné par les travaux de Pierre Bourdieu, qui y accordait une place assez importante, P.‑M. Menger décide de défricher ce champ d’étude encore assez vierge. Depuis, il ne l’a jamais vraiment quitté. De livre en livre, il s’attelle à interroger le monde des créateurs, leur travail, sa valeur. Avec une double conviction qui lui sert de fil rouge : d’une part, la création artistique est un travail comme les autres, que l’on peut aborder avec les grilles classiques de la sociologie et de l’économie, d’autre part, l’artiste peut être une figure emblématique pour qui veut comprendre le travail aujourd’hui.
Ses travaux l’ont aussi amené à déjouer les perceptions habituelles sur le « génie créateur » ou « le talent », ni totalement innés ni totalement construits (Portrait de l’artiste en travailleur, Seuil, 2003). Il s’est aussi attaché à rapprocher l’artiste du chercheur, qui ont beaucoup en commun : travail gratifiant, autonome, et par lequel on peut « se réaliser », mais caractérisées par de grandes inégalités et incertitudes sur l’avenir. Cette incertitude est notamment au cœur d’un grand nombre de ses travaux, regroupés pour la plupart dans l’ouvrage Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain (Gallimard/Seuil, 2009). Sa nomination au Collège de France, soutenue notamment par l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, met en lumière le renouvellement actuel de la sociologie du travail. Et invite à questionner un monde économique marqué par l’innovation, et un marché du travail réclamant toujours plus de créativité et de talent.
Votre thèse de sociologie portait sur la création musicale savante actuelle, un univers professionnel atypique. Qu’est-ce qui vous a attiré sur un terrain aussi complexe à analyser que celui des artistes ?
Il est en effet difficilement objectivable. Il s’agit de professionnels dotés d’une forte autonomie et prompts à intimider les profanes. Un degré assez élevé de familiarité avec leur travail et d’empathie est nécessaire. Or j’étais passionné de musique. Quand je préparais ma thèse, les réticences étaient évidentes : qu’est-ce que la sociologie pourrait bien nous apprendre sur l’art musical et sur ses innovations ? J’ai donc mené une enquête empirique exhaustive sur toute la chaîne de travail : du recrutement social, de la formation et de l’activité des compositeurs jusqu’aux comportements de leurs publics, en passant par les intermédiaires, éditeurs, critiques, décideurs publics… J’ai réalisé plus tard que les arts n’étaient pas au plus haut dans la hiérarchie des objets d’étude de la sociologie, qui privilégiait à l’époque le travail ouvrier ou l’éducation. Ce n’était pas une stratégie de carrière, mais un goût de la recherche et de la résolution d’énigmes.