La première propriété reconnue de l’écriture, c’est sa persistance : comme dit le proverbe, « les écrits restent ». Commodité conséquente : ce qui est écrit n’a pas besoin d’être retenu. L’écriture représente le plus remarquable support externe de la mémoire humaine. Avant l’invention de l’enregistrement sonore, rivaliser avec elle n’était pas facile, mais pourtant pas impossible.
• Les « arts de la mémoire »
Il y a un peu plus de trente ans, l’historienne britannique Frances Yates (1899-1981), redécouvrant un texte anonyme latin (Ad Herennium), mettait en lumière l’utilisation faite par les orateurs anciens d’un aide-mémoire précieux : le topogramme. Dans l’image mentale d’un lieu connu ou inventé, l’orateur était invité à placer des objets symbolisant autant d’idées qu’il souhaitait en retenir, puis à reparcourir la scène pour retrouver les étapes de son raisonnement. L’exemple le plus fameux était celui d’un avocat qui avait disposé dans la scène une paire de testicules de mouton, afin de se rappeler l’existence d’un témoin pour son client (« testiculum » en latin est phonétiquement proche de « testis », « témoin »). Le constat de la persistance de ce procédé mnémotechnique au fil des siècles (p. 32) et de son inscription dans la pierre, l’enluminure, jusque dans l’image gravée à la Renaissance, est à l’origine d’un intérêt renouvelé des spécialistes pour les fonctions mémorielles des arts picturaux et graphiques en général. Regardées de ce point de vue, bien des manifestations artistiques considérées sous l’angle de leurs intentions esthétiques, émotives ou cultuelles sont apparues sous un nouveau jour.
L’art paléolithique, par exemple, reste mystérieux dans ses formes comme dans ses intentions symboliques ou cultuelles. Sophie A. de Beaune (p. 22) passe en revue les travaux qui, depuis une vingtaine d’années, lui attribuent une fonction graphique. Ainsi, l’analyse fine des peintures de Lascaux et d’autres lieux suggère que des savoirs narratifs, plutôt que des scènes ou des visions, y seraient encryptés à des fins mémorielles.
Les civilisations traditionnelles ont eu de bonnes raisons d’être demandeuses d’aide-mémoire externes. Posant son regard en particulier sur les dessins des Indiens des plaines américaines, Carlo Severi (p. 28) dégage leurs conventions narratives sophistiquées, qui en font un art de la mémoire à part entière. Plus largement, il forme le projet d’une anthropologie des arts qui désigne l’image comme le support de mémoire privilégié des traits saillants, et souvent paradoxaux, des cultures humaines.