Quand les empires survivent

On les disait despotiques, archaïques et révolus. 
Si l’histoire réhabilite aujourd’hui les empires, 
c’est surtout parce que ce passé 
mérite plus ample exploration.

Qin Shihuangdi a laissé une triste image à la postérité. On rappor­te que ce Premier Empereur de Chine, fondateur d’un empire qui devait durer dix mille ans (autant dire l’éternité), entreprit de tout régenter : la largeur des routes comme la bonne calligraphie, les poids et mesures comme la pensée – il envoya au bûcher l’essentiel des classiques de sagesse ou de politique chinois, et il fallut plusieurs générations de lettrés pour reconstituer ce patrimoine. À Mao qui se vantait d’avoir fait tuer plus de gens que cet illustre prédécesseur, aux démocrates qui font de Qin Shihuandgi l’incarnation du despote mégalomane – son tombeau couvre une surface souterraine de plus de 50 km2 ! –, la légende noire du Premier Empereur offre un commode archétype.

Légendes noires, légendes dorées…

À la même époque, au IIIe siècle avant notre ère, l’Inde se serait enorgueillie d’être sous l’autorité du plus sage des empereurs. Ashoka, après une jeunesse sanglante de conquérant, sur le modèle d’Alexandre le Grand, avait été touché par la grâce du Bouddha. Fini les massacres, vint le temps des missionnaires. Il patronna la nouvelle foi et son évangélisation changea le destin du bouddhisme qui, sans Ashoka, aurait peut-être disparu. Pour autant, était-il de la trempe d’un Gandhi ? Non. Sa légende dorée évoque davantage celle du pragmatique Constantin, empereur romain du IVe siècle de notre ère, qui s’appuya sur, et entrepris de régenter le christianisme : une nouvelle religion pour mieux contrôler.

Partagés entre les légendes, noires ou dorées, et la réalité, les empires ont changé de visage. Longtemps, l’histoire a considéré les États-nations comme les formes les plus avancées du politique. Les empires, dans cette vision, étaient des dinosaures : lourds, archaïques, monstrueux. Ils auraient broyé les peuples sous leur tyrannie, étendu leurs conquêtes par le fer et le feu, et se seraient éteints, incapables de s’adapter à une nouvelle donne politique qui voyait l’émergence, à partir du XVIIIe siècle, des États-nations démocratiques, d’abord en Europe, puis ailleurs dans le monde.

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Pourtant, les empires opèrent aujour­d’hui un retour en force 1. D’abord parce que leur histoire est celle du monde. Les premiers empires apparaissent il y a cinq millénaires, ce n’est pas un hasard, dans les zones tempérées de l’Eurasie, Égypte, Mésopotamie, Chine, Inde… Là même où sont nées l’agriculture, les villes et l’écriture.

Car il faut des sociétés spécialisées pour contrôler de larges surfaces, avec des soldats pour les pacifier et des scribes pour les administrer. Il faut aussi des ressources alimentaires périodiques et contrôlables par les élites pour garantir la cohésion de l’ensemble. Tous les empires sont nés dans des plaines, et ont été céréaliers, à quelques exceptions près. La plus marquante est l’Empire inca qui, au XVe siècle, s’étend en Amérique du Sud sur toute la cordillère des Andes : montagneux, il ne connaissait pas l’écriture (mais les quipus, des messages codés inclus dans des tissages coloriés, permettaient d’archiver les recensements comme de transmettre des messages), et son économie était basée sur la pomme de terre.