Les rites d’initiation, dit-on souvent, consistent en la transmission d’un savoir secret jugé d’autant plus précieux qu’il est difficilement accessible. Selon les cas, ce savoir se rapporte à l’exercice de fonctions spécialisées (comme celles de devin ou de guérisseur), aux activités menées par de petits groupes d’élus (comme des sociétés secrètes) ou, dans le cas d’initiations dites « tribales », donnant accès au statut d’adulte (celles qui nous concerneront ici) et à des valeurs fondatrices de l’identité sexuelle et culturelle. L’initiation serait avant tout un lieu d’apprentissage.
Les travaux empiriques de plus en plus nombreux montrent à quel point cette idée demande à être nuancée. Tout d’abord, nombre d’éléments « appris » lors de ces rites d’initiation ne sont pas si confidentiels que l’on pourrait croire, puisqu’on les retrouve, par exemple, dans des chants de non-initiés ou dans des jeux d’enfants. Souvent, ce n’est pas tant les informations en elles-mêmes qui importent que l’usage que l’on en fait. Ainsi, l’initiation enseigne moins une technique de chasse qu’elle ne donne le droit de la pratiquer ouvertement.
Souvent, les compétences acquises au cours de l’initiation, ou encore les marques corporelles reçues (tatouages, scarifications), sont considérées comme les indices superficiels d’une métamorphose plus profonde impliquant un savoir plus accompli. Or, pour ceux qui subissent l’initiation, ce nouveau niveau d’entendement est difficile à décrire. Il demeure inséparable des performances rituelles dont il dérive, de sorte que son acquisition est démontrée en premier lieu par l’aptitude qu’auront les nouveaux initiés à agir, à leur tour, en initiateurs.
Des rencontres équivoques
Typiquement, les séquences les plus emblématiques des rites initiatiques – la rencontre avec un masque, la révélation d’un élément ésotérique, le passage par une épreuve – sont foncièrement équivoques. Ces épisodes conservent pour tous les participants une part de mystère. Ils sont secrets, mais surtout indicibles. C’est l’une des raisons pour lesquelles les initiés, interrogés sur la signification de ce qu’ils ont subi, répondent que pour comprendre, « il faut le faire ». Ainsi, il s’avère que la majorité des connaissances inédites auxquelles accèdent les novices sont en elles-mêmes périphériques au déroulement de la vie quotidienne, et ne prennent sens que dans le cadre du rite lui-même (1).
Présenter l’initiation comme un procédé pédagogique est donc trompeur. Il s’agit moins de révéler quelque chose aux novices au cours du rituel que de leur révéler le rituel lui-même d’un point de vue qui leur était jusqu’alors inaccessible. En d’autres termes, l’initiation consiste avant tout en la transmission d’une expérience et non d’un corpus de savoirs. C’est l’expérience initiatique, et non les connaissances que certains individus peuvent en tirer, que les novices partageront désormais avec leurs initiateurs et qui les séparera radicalement des non-initiés.
En quoi consiste cette expérience ? Elle comporte généralement une confrontation avec des représentations jusqu’alors inconnues : mises en scène, objets et discours suggestifs mais dont le sens exact est difficile à saisir en raison d’attributs incongrus ou de conditions de perception pénibles. Echappant donc à une conceptualisation bien définie, ces représentations s’impriment telles quelles dans l’esprit des novices, comme par exposition photographique, devenant les indices irrécusables de mystérieuses « vérités » auxquelles le rite est censé ouvrir (2). Mais surtout, l’initiation consiste à expérimenter les formes de relation originales auxquelles s’intègrent des confrontations de ce genre, c’est-à-dire à agir et à interagir (de gré ou de force) de manière à occuper vis-à-vis des autres participants du rite – initiateurs, non-initiés et autres novices, mais aussi des entités non humaines (esprits, ancêtres, divinités titulaires, objets et lieux sacrés, etc.) – des positions nouvelles (3). Ces relations rituelles se distinguent de celles de tous les jours par la complexité des conditions interactives (partiellement contradictoires) qui président à leur émergence et par leur étroite association avec les représentations énigmatiques qu’elles engendrent (4). Toutefois, elles partagent avec les relations interpersonnelles quotidiennes la qualité d’une pratique vécue dont l’idiome privilégié est celui des émotions et des attitudes intentionnelles. Transmettre l’expérience initiatique revient avant tout à transmettre ces relations rituelles que l’initiation met en scène.