Que peut le politique ?

Les hommes politiques ont-ils vraiment la capacité de réformer, innover, changer le cours des choses ? Ce n’est pas impossible. Mais l’analyse des politiques publiques nous apprend que la situation se présente rarement et qu’il faut pour cela réunir quelques conditions impératives.
« Il n’est de problème qu’une absence de solution ne suffise à résoudre », aimait à dire Henri Queuille, qui fut plusieurs fois président du Conseil sous la ive République. On lui doit aussi cette autre formule bien sonnée : « Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. » Voilà une philosophie politique qui a le mérite de la clarté : se faire élire puis… ne rien faire. Nul doute qu’elle en a inspiré plus d’un par la suite.
A l’approche des élections, on aimerait pourtant croire le contraire. Les candidats nous y invitent en affirmant leur claire volonté de faire changer les choses : « rupture », « renaissance », « remettre le pays en mouvement » : on affiche sa détermination, on annonce des tournants décisifs. Du côté des électeurs, on s’interroge sur les candidats, leur programme, leur réelle motivation ou leurs authentiques capacités à agir.
Tant du côté de l’offre (les candidats) que de celui de la demande (les électeurs), on voudrait y croire : et si c’était vrai ? Et si lui ou elle pouvait enfin changer les choses, débloquer la situation : sortir le pays de son marasme, de la spirale du déclin ?
Au fond, tout se résume à cette question : les hommes (et femmes) politiques peuvent-ils vraiment changer le cours des choses ? La science politique a beaucoup à nous apprendre sur le sujet. Car voilà trente ans qu’elle se penche sur l’analyse des politiques publiques, les mécanismes des réformes, les capacités d’action des dirigeants. Et ce champ de recherche très actif nous a livré quelques enseignements majeurs.

Mais que font les gouvernements ?

« Une partie importante des spécialistes de politiques publiques – et, au vrai, la part aujourd’hui dominante – en est venue à contester que les gouvernants, au sens fort, gouvernent. On tend maintenant à dire que la décision politique n’est guère qu’un épiphénomène à la périphérie des processus massifs d’auto-organisation et de mutation des sociétés (1). » Voici comment le politologue Pierre Favre résume l’acquis récent de la science politique. Si gouverner, c’est organiser la société, la réformer en fonction de projets et programmes, plier le monde à sa volonté, alors gouverner est un vain mot : la politique se contente le plus souvent de gérer, rapiécer, colmater, repeindre et… renoncer. En termes plus directs, à la question : « Que peuvent les hommes politiques ? », la science politique semble répondre presque unanimement : « Pas grand-chose ! »
A l’appui de cette thèse, la longue liste des échecs et réformes avortées : Sécurité sociale, école, fiscalité, justice, contrat de travail, etc. Plus d’un ministre s’est cassé les dents à vouloir « dégraisser le mammouth », réformer le contrat de travail, la justice, l’université… Combien de grands chantiers de réformes sont-ils tombés dans les oubliettes de l’histoire ou se sont-ils enlisés dans les méandres de l’administration ? D’où les complaintes récurrentes sur « les réformes impossibles (2) ».
On invoque souvent la résistance du corps social ou l’administration tentaculaire pour expliquer la « résistance au changement ». Ce sont des réalités. Mais il existe d’autres logiques sous-jacentes.
Une première série de causes a été mise au jour par Robert Dahl dans son ouvrage classique Qui gouverne ? (1961). Dans les régimes démocratiques, la rotation des dirigeants, la diversité des instances de décision, la mobilisation des contre-pouvoirs (médias, partis, syndicats, lobbies, etc.) permettent à de nombreux acteurs de la vie politique de faire prévaloir leur intérêt. Cette « polyarchie », propre aux démocraties, favorise la négociation, les transactions, les compromis plutôt que les politiques offensives. A la question : « Qui gouverne ? », R. Dahl répond : personne et tout le monde. Soit une pluralité de leaders dont chacun est enserré dans un réseau de dépendances qui limite et encadre fortement son pouvoir d’action.
La théorie de la polyarchie date des années 1950. Mais elle anticipait à sa manière le modèle actuel de la gouvernance (3). Le partage des pouvoirs a pris un tour particulier dans les démocraties contemporaines avec la mise en place d’institutions supranationales (la Communauté européenne par exemple) et les politiques de décentralisation des décisions (région, commune). Cela a réduit du même coup les champs d’action des politiques nationales (4). A cela s’ajoute le principe de la délégation : l’Etat tend de plus en plus à déléguer – en matière sociale, de transport, de santé, de sécurité… – vers d’autres instances. L’action directe de l’Etat laisse la place à la régulation.
La difficulté à imposer des réformes tient à un autre phénomène massif : le poids de l’institution. Le courant « néoinstitutionnaliste » en science politique, apparu dans les années 1980, a mis l’accent sur les dispositifs institutionnels stables et rigides – statut des personnels, infrastructures matérielles, lois, routines organisationnelles, normes et règlements en vigueur – qui pèsent et contraignent l’action publique (5). C’est dans le secteur de la santé et du social que les forces d’inertie semblent jouer le plus. Chaque dispositif forme un système complexe avec ses règles, ses corps professionnels, ses industries et ses administrations. Dans ces secteurs, l’histoire montre une augmentation croissante des dispositifs, l’empilement des structures et l’accroissement continu des dépenses sociales. Chaque système national s’est forgé autour d’un modèle, a suivi une trajectoire lui étant propre, et une fois engagé dans un sentier de dépendance (path dependance), il est difficile de réorienter l’action et de réformer ses missions (6). Au fond, le néoinstitutionnalisme peut se résumer en une formule : l’Etat n’est pas de la pâte à modeler.
Forts de ce constat, les spécialistes des politiques publiques en sont venus à penser que les hommes politiques n’intervenaient la plupart du temps qu’à la marge, par des ajustements mineurs. Charles E. Lindblom a théorisé cela sous le nom d’incrémentalisme. L’incrémentalisme, c’est la politique des petits pas. L’exemple type est celui de la définition des budgets publics. A l’heure des décisions budgétaires, un ministre ne part pas d’une feuille blanche où il pourrait affecter les moyens en fonction de ce qui lui paraît le plus juste ou le plus efficace. Avant même d’avoir commencé son budget, celui-ci est déjà absorbé à 95 % par les crédits de fonctionnement et la reconduction des budgets existants. Il ne peut donc agir qu’à la marge en coupant un peu ici, renforçant un peu par là. Tous les gestionnaires savent bien cela. Et la démonstration théorique en a été faite par Aaron Wildavsky dans une étude faisant référence : Budgeting: A comparative theory of budgetary process (1975).
Tout cela pourrait conduire à une désillusion sur le pouvoir d’agir des dirigeants politiques. Pourtant, l’histoire politique récente nous présente aussi une autre face. A côté d’échecs patents de ré­formes, se sont aussi produits des changements notables. Les pays européens peuvent se prévaloir récemment de réformes importantes : modernisation de l’Etat, décentralisation, armée, désengagement (privatisation) (7).

Les conditions du volontarisme

Par un curieux paradoxe de l’histoire, ce sont même les politiciens libéraux anglo-saxons – Ronald Reagan, Margaret Thatcher, George W. Bush, tenants du laisser-faire en matière économique – qui ont manifesté la capacité la plus intense à plier la réalité à leur volonté, à redonner du sens (en bien ou mal, c’est une autre histoire) au volontarisme politique. Ils ont imposé leur idéologie radicale dans des pays réputés pour leur pragmatisme… Le cas Thatcher : au début des années 1970, alors ministre de l’Education, elle se fait remarquer par la suppression de la distribution de lait dans les écoles. Arrivée au poste de Premier ministre, elle se lance d’emblée dans une lutte résolue contre l’Etat social. Elle mène tambour battant la privatisation, la réduction des dépenses de l’Etat, et reste inflexible devant une grève des mineurs qui durera presque un an ! Son surnom – la « Dame de fer », donné par les Russes dans le but de la dénigrer – deviendra un atout qu’elle arbore fièrement. C’est une façon bien à elle de s’affirmer comme une femme d’action résolue, déterminée, intransigeante et armée de solides convictions (« Vous voulez des discours, demandez à un homme, vous voulez des actes, demandez à une femme », aimait-elle à dire).
Récemment, des politiques offensives ont été menées : sécurité routière, lutte contre le tabac. Ces politiques sont offensives et volontaristes dans la mesure où elles vont contre l’adhésion des populations, comme ce fut déjà le cas avec l’avortement ou l’abolition de la peine de mort. Tous ces exemples semblent redonner du crédit au discours volontariste. Mais à quelles conditions ? La « volonté politique » y suffit-elle ?
A ces questions, la théorie des fenêtres d’opportunité apporte quelques ré­ponses. Cette théorie, due à John Kingdom, professeur de science politique à l’université de Sheffield (Grande-Bretagne), soutient qu’une action politique n’a de chances de parvenir à ses fins que dans des circonstances exceptionnelles (les fenêtres d’opportunité). Les périodes de crise et de reconstruction sont évidemment des moments privilégiés pour mettre en place de nouvelles institutions : ce fut le cas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale avec la naissance de la Sécurité sociale en France ou de la National Health Service en Grande-Bretagne. Une fois créées, ces institutions vivent d’elles-mêmes. Elles sont ensuite insérées dans un sentier de dépendance qui limite leur champ d’action.
En régime « normal », il existe aussi des fenêtres d’opportunité. Selon J. Kingdom, elles surviennent lorsque se conjuguent quatre éléments clés : la mise à l’ordre du jour d’un problème, la présence d’une solution disponible, un contexte favorable et un dirigeant possédant un vrai leadership. Reprenons.
L’existence d’un problème social ne suffit pas en soi à déclencher une action pour le résoudre. Par exemple, les déficits budgétaires peuvent se maintenir à un haut niveau sans que rien ne soit entrepris pour y mettre fin. Souvent ce sont les crises graves (attentats) ou les mobilisations contre le pouvoir qui font qu’un problème est « mis à l’agenda » des décideurs politiques. C’est la première fenêtre d’opportunité.
L’existence d’une solution disponible est le deuxième élément. Mais, là encore, il faut des conditions particulières pour qu’une solution s’impose. En matière politique, il existe toujours plusieurs solutions à un problème, qu’il s’agisse du chômage, de l’insécurité, du terrorisme. Ces solutions sont formulées par les experts, conseillers ou think tanks. Sur ce point, J. Kingdom a emprunté le « modèle de la poubelle » de James March : de même qu’il existe des problèmes en quête de solution, il existe des solutions en quête de problème. Certaines solutions s’imposent à un moment donné non parce qu’elles sont adaptées au problème posé mais parce que certains groupes les ont mises à ce moment sur le devant de la scène. Elles apparaissent alors aux yeux des décideurs comme la solution unique et miraculeuse. Ce fut le cas avec la guerre contre l’Irak, déclenchée après le 11 septembre. Bien que ce pays n’eût aucun lien avec les terroristes ni aucune arme de destruction massive, les faucons de la Maison Blanche ont réussi à imposer cette solution à un problème d’une tout autre nature : le terrorisme (8).
Mais ni le problème ni la solution ne suffisent pour agir. Si le gouvernement ou la solution sont impopulaires, il y a de fortes chances pour que l’action se heurte à l’opinion. Dans ce cas, les contextes propices sont les lendemains d’élection, lorsque le gouvernement bénéficie d’un état de grâce, ou quand il n’y a pas de contre-pouvoir organisé, comme ce fut le cas pour la politique routière.

Le rôle du leadership

Le problème, la solution, le contexte sont trois éléments déterminants mais ne seraient rien sans la présence de décideurs pour agir. J. Kingdom accorde une grande importance à ceux qu’il nomme les « entrepreneurs politiques » (policy entrepreneurs). Le changement dépend d’hommes et de femmes déterminés à agir et en ayant les moyens. J. Kingdom avance trois critères, l’expertise, la négociation et la persévérance. C’est sur les deux premiers points que son analyse est la moins convaincante. Par exemple, concernant la guerre en Irak, G.W. Bush n’y a pas fait montre de grandes compétences, cela ne l’a pas empêché d’agir avec résolution.
La littérature sur le leadership est abondante. Longtemps, elle a porté sur le profil des dirigeants : les charismatiques, les experts, les négociateurs (9). Actuellement, la science politique met l’accent sur deux autres éléments : les récits et les réseaux.
Un meneur digne de ce nom doit savoir insuffler une vision, un projet et donner du sens là où les autres voient le monde tel qu’il est : complexe et brouillé (10).
L’autre déterminant du leader réside bien sûr dans sa position hiérarchique (donc dans la structure des institutions et les marges de manœuvre qui en découlent), mais aussi dans sa capacité à mobiliser des ressources politiques (fédérer des réseaux, partis, associations, syndicats, personnalités) et réaliser des coalitions ou combinaisons de forces nouvelles.
De ce point de vue, les politiques locales laissent plus de place à l’émergence de dirigeants capables d’impulser une politique. La multiplication des instances (nationales, régionales, départementales, intercommunales, communales, etc.) et des secteurs (privé, public, associatif) donne l’opportunité de combinaisons inédites. A cela s’ajoutent les faibles clivages politiques autour des intérêts locaux et le renouvellement plus fréquent des mandats des élus. Autant de facteurs qui permettent d’impulser des projets sur le long terme. Mobiliser les ressources, c’est aussi savoir faire taire les ennemis et neutraliser ses opposants quand il le faut. Là encore, le bon leader doit y mettre tout son talent. Et sur ce point, le dernier mot revient encore à H. Queuille, en digne héritier de Machiavel : « La politique n’est pas l’art de résoudre les problèmes, mais de faire taire ceux qui les posent. »

 

NOTES

(1) P. Favre, Comprendre le monde pour le changer. Épistémologie du politique, Presses de Sciences po, 2005.
(2) N. Tenzer, France : la réforme impossible ?, Flammarion, 2004.
(3) Voir J. Kooiman, Governing as Governance, Sage, 2003 ; « Décider, gérer, réformer. Les voies de la gouvernance », Sciences Humaines, hors-série n° 44, mars-avril-mai 2004.
(4) Voir l’article de J.-L. Quermonne p. 26.
(5) Y. Papadopoulos, Complexité sociale et politiques publiques, Montchrestien, 1996.
(6) Il existe une littérature abondante sur le sujet.
(7) Voir A. Weinberg, « État, les mutations invisibles », Sciences Humaines, n° 133, décembre 2002.
(8) Voir A. Weinberg, « Les think tanks à la conquête des esprits », Sciences Humaines, n° 178S, janvier 2007.
(9) Dans la lignée de Sigmund Freud, de Max Weber et de la psychologie sociale. Voir par exemple M. Grawitz, « Psychologie et politique », in M. Grawitz et J. Leca, Traité de science politique, t. III, L’Action politique, Puf, 1985.
(10) Voir « Récit », in L. Boussaguet, S. Jacquot et P. Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences po, 2006, et H. Gardner, Faire évoluer les esprits. En politique, dans l’entreprise et dans la vie privée, Odile Jacob, 2007.

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