Quelle autonomie en prison ?

On décrit souvent l’univers carcéral comme immuable. Pourtant, s’il reste fondamentalement coercitif, celui-ci connaît des évolutions analogues à celles des autres institutions. Le système canadien illustre comment la prison peut même concéder une véritable autonomie au prisonnier sans renoncer en rien à sa vocation disciplinaire…
Hier comme aujourd’hui, la prison se présente comme une forteresse qui, au lieu d’être construite aux frontières et destinée à se défendre d’un ennemi de l’extérieur, est enclavée dans le tissu sociopolitique aussi bien que spatial et vise l’« ennemi de l’intérieur », enfermé entre des murs dont il ne doit pas sortir tant que la justice n’en a pas décidé autrement (1). Les relations sociales y reposent sur la privation de liberté et l’assujettissement politique formel. En ce sens, la prison reste donc fondamentalement une institution totale (voir les points de repère, p. 40).

Une détotalitarisation très inégale

Pourtant, un pan de la sociologie de la prison décrit aujourd’hui l’institution carcérale comme traversée par un processus de « détotalitarisation » : l’uniforme du détenu n’est plus de mise, les règlements intérieurs se renouvellent, la cantine se diversifie, le montant des mandats n’est plus limité, les règles de la vie quotidienne s’assouplissent dans certains établissements, le système de soins tend à se normaliser, etc. En suivant la terminologie conceptuelle d’Erving Goffman, on peut sans doute affirmer que, pour une part, les techniques de dépersonnalisation de l’institution deviennent moins évidentes, et que les marges de manœuvre du détenu grandissent : ses possibilités de maintenir une forme de cohérence identitaire entre ce qu’il était avant d’entrer en prison et ce qu’on veut faire de lui en tant que détenu sont un peu mieux assurées. La prison est de plus en plus ouverte sur le monde environnant, son isolement s’effrite au fil du temps.
En France cependant, ce récit se heurte à deux ensembles d’objections empiriques. Tout d’abord, du côté des maisons d’arrêt (2), le délabrement des établissements pénitentiaires, la surpopulation, la promiscuité et la saleté générale rappellent la prégnance du caractère mortifère de l’institution (se traduisant très concrètement par un taux de suicide surélevé). Ensuite, du côté des établissements pour peine, et plus spécifiquement des maisons centrales (établissements qui reçoivent les condamnés les plus difficiles), la consolidation du dispositif sécuritaire et, conjointement, l’allongement des longues et des très longues peines de prison renforcent les phénomènes de « déculturation » (perte des repères extérieurs) et de « prisonniérisation » (intériorisation intime des contraintes carcérales), processus sociaux dont l’existence rappelle l’actualité criante des analyses goffmaniennes. En fait, si mouvement de détotalitarisation il y a, celui-ci n’est ni rectiligne ni homogène ; les droits des détenus, par exemple, peuvent très bien gagner du terrain dans certaines portions du système (les placements au quartier disciplinaire, par exemple, sont désormais partiellement sous le regard du juge) et reculer à d’autres endroits, et ce malgré les discours politiques sur la nécessité de faire correspondre les pratiques carcérales avec les normes d’un Etat de droit.
En revanche, dans des systèmes pénitentiaires comme le système canadien, la percée des droits des détenus, accélérée depuis le début des années 1970, y est plus significative que dans d’autres systèmes et le mouvement « d’ouverture » de la prison est plus prégnant. Ce système constitue ainsi une configuration relativement singulière, qui fait parfois figure de « modèle » pour les réformateurs ; les Règles pénitentiaires européennes, par exemple, adoptées en 2004 par le Conseil de l’Europe, s’inspirent assez largement de ce système. A cet égard, il offre à l’observation le miroir d’un futur possible des prisons européennes, et permet d’observer avec plus d’acuité des processus encore à l’état de prolégomènes dans les prisons françaises.

Les avancées progressistes du système canadien

Le système pénitentiaire canadien a en effet dû faire face à une double crise de légitimité. Crise de l’objectif réhabilitatif du système pénal d’abord. De fait, cette critique rassemblait, sur la base d’arguments et d’idéologies contradictoires, marxistes, foucaldiens, conservateurs et libéraux : la réhabilitation est une illusion qui masque la violence des rapports de classe, qui représente le raffinement moderne de la cruauté, qui s’illusionne quand elle croit supplanter les vertus sociales de la punition véritable et qui coûte trop cher au regard de ses piètres résultats. Crise d’une pratique thérapeutique clinicienne ensuite, dénoncée pour son laxisme envers des individus dangereux et son incapacité à adopter une « démarche scientifique efficace ». Au début des années 1980, une réponse institutionnelle a été donnée, dans le but de rationaliser les diverses prises de décisions à l’égard des populations captives et plus spécifiquement les décisions prises en matière de libérations conditionnelles. Concrètement, il s’est agi de mettre en place une évaluation experte des facteurs de « risque de récidive » de chaque détenu, fondée sur l’hybridation d’une démarche clinique et d’une dé­marche de type actuariel (méthode statistique de calcul des risques, importée de la finance, de l’assurance et de la prévoyance). Cette évaluation conditionne le placement du détenu dans des établissements au plus ou moins grand degré de coercition (sécurité minimale, moyenne, maximale…). Elle est couplée à une planification correctionnelle d’intervention s’appuyant sur des pratiques thérapeutiques d’inspiration cognitivo-comportementale, structurée autour de l’identification des « besoins » ou « facteurs criminogènes » dynamiques des détenus (emploi, relations matrimoniales/familiales, relations sociales, toxicomanie…), et la responsabilisation accrue des bénéficiaires de l’intervention thérapeutique. C’est en effet la participation et l’implication du détenu dans des programmes thérapeutiques adaptés à ses besoins qui lui permettent d’envisager une amélioration de sa détention, voire une libération conditionnelle.
Le système pénitentiaire canadien s’est ainsi adapté à un ensemble de critiques progressistes en opérant une transfor­ma­tion de son modèle correctionnaliste dé­sormais reformulé en des termes qui avalisent une conception néolibérale du sujet délinquant, dont la figure idéale devient l’entrepreneur de soi. L’opération vise toujours la création d’un sujet discipliné mais cette discipline implique désormais la construction d’un gérant prudent de ses risques, responsable et capable d’identifier ses sources de risques, ses ressour­ces et les situations qui peuvent produire un comportement criminel. Le mécanisme disciplinaire s’appuie dès lors sur une injonction à l’autonomie, conçue comme le pivot à partir duquel le détenu est censé partager les objectifs des ex­perts : on attend désormais de lui qu’il participe à l’ordre carcéral au nom de sa motivation personnelle à suivre les programmes thérapeutiques et de son désir de se corriger. Par ce biais, l’institution a réussi le tour de force d’intégrer la criti­que du totalitarisme à son propre fonctionnement (en « prenant mieux en compte l’individu ») tout en renforçant et en actualisant sa vocation disciplinaire.
Ainsi, selon un premier mouvement, le système semble guidé par un projet punitif au cœur duquel le sujet coupable s’effacerait progressivement au profit d’un sujet capable de participer, de négocier, de construire et d’exécuter un plan de détention. Cependant, en conditionnant au moins partiellement l’octroi d’une libération conditionnelle à la participation aux programmes thérapeutiques, celle-ci est, de fait, réintégrée au système de privilèges qui caractérisent traditionnellement le fonctionnement des prisons et des institutions totales en général (passer plus de temps hors de sa cellule, porter ses propres vêtements, organiser divers événements…). Un correctionnalisme non plus disciplinaire mais « incitateur », axé sur l’implication personnelle du détenu, se redouble donc d’une instrumentalisation efficace des rapports sociaux qui vient pallier les failles du consentement des détenus nécessaire à sa réalisation. L’analyse de ce double mouvement est donc nécessaire pour pleinement comprendre comment l’autonomie relative des détenus s’est réellement et considérablement renforcée, mais également comment l’institution s’est dotée de moyens efficaces pour orienter les comportements et les choix rationnels des détenus conformément à la poursuite de sa tâche (3).

Hybridation des nouvelles et anciennes formes d’autorité

L’examen des processus d’individualisation et de subjectivation en détention prolonge ainsi l’analyse en termes de détotalitarisation. Celle-ci met en évidence certains décloisonnements et certaines formes de déstabilisation de l’exercice traditionnel de l’autorité et de la domination, mais fait assez largement l’impasse sur les modalités de reconfiguration et la complexification des modes d’exercice du pouvoir qui accompagnent et caractérisent cette déstabilisation.
Plus largement, l’analyse de la prison, par la radicalité même des contraintes qui caractérisent l’institution, et, en conséquence, l’effet loupe qu’elle offre à l’analyste, rappelle au sociologue des institutions la nécessité d’éviter un double écueil. D’une part, être aveugle à des stratégies de gouvernement en émergence et rester cantonné à une analyse critique de l’exercice traditionnel du pouvoir. D’autre part, perdre de vue le fait que les nouvelles formes de gouvernement par l’individuation viennent toujours s’hybrider à des pratiques plus anciennes, venant les réactiver autant qu’elle les infléchit ; en bref, que les institutions sont toujours plus vieilles qu’on ne le croit.


NOTES

(1) A. Chauvenet, « Guerre et paix en prison », Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 31, janvier 1998.
(2) Établissement pénitentiaire qui reçoit les prévenus et les condamnés dont la durée de peine restant à purger est inférieure à un an, ou les condamnés en attente d’affectation dans un établissement pour peine.
(3) G. Chantraine, « La prison postdisciplinaire », Déviance et société, vol. XXX, n° 3, septembre 2006.