En 1958, Le sociologue américain Edward Shils 1 avait défini l'intellectuel à partir de ses « activités intellectuelles » (intellectual works). Celles-ci résident, nous dit-il, dans la production, la reproduction et la consommation d'oeuvres intellectuelles. L'activité intellectuelle par excellence renvoie à la création d'un produit final appelé une « oeuvre ». Les intellectuels, au sens strict, sont donc ceux qui produisent une oeuvre dans les domaines culturel, scientifique, esthétique, littéraire, idéologique, etc.
L'intellectuel et l'université
Une oeuvre - qu'il s'agisse d'un livre, d'un article de journal, d'un article scientifique, d'un tableau, d'une partition musicale, d'une sculpture - est une création originale liée à un auteur singulier. Voilà ce qui distingue le travailleur du créateur. Si le travailleur est en général « anonyme », l'auteur (le créateur) est celui qui signe son oeuvre, la marque de son nom et en revendique la « propriété » 2.
Dans un sens plus large, l'intellectuel ne se limite pas à celui qui produit une oeuvre, mais participe aussi à sa distribution et sa consommation. Dans ce sens élargi, la notion d'intellectuel peut s'étendre non seulement aux écrivains et scientifiques, mais aussi aux professeurs et aux journalistes, médiateurs et diffuseurs des oeuvres culturelles. Si l'intellectuel vit son activité sur le mode de la création personnelle plus ou moins inspirée, il n'en reste pas moins que la réalisation d'une oeuvre (littéraire, scientifique, etc.) suppose un cadre institutionnel, des moyens et des lieux de production et de diffusion. De ce point de vue sociologique, on peut donc s'interroger sur ce soubassement social que forme le milieu de vie de l'intellectuel.
Tout d'abord, l'intellectuel contemporain est avant tout un produit de l'université. Si le clergé chrétien, les brahmanes hindous, les mandarins chinois, les scribes et prophètes d'Israël peuvent être considérés comme les « précurseurs » de l'intellectuel, ce dernier est le résultat de la sécularisation des croyances, en particulier avec la naissance des universités, spécialisées dans les savoirs empiriques et les techniques. Talcott Parsons l'avait noté en 1969 : l'université est le lieu de l'exercice de l'intellect 3. L'intellectuel est, d'un point de vue historique factuel, d'abord un universitaire et sa naissance est liée à celle de l'université.
A l'appartenance universitaire s'ajoute l'ancrage dans des lieux symboliques : en France, la rive gauche, le Quartier latin ou Saint-Germain-des-Prés ; aux Etats-Unis, Greenwich Village, les grandes universités de la côte Est (Yale, Harvard, Princeton, Columbia), celles de la côte californienne (Berkeley, Stanford, l'UCLA - University of California Los Angeles, aujourd'hui), les instituts prestigieux comme le MIT (Massachusetts Institute of Technology). La lecture des mêmes quotidiens (Le Monde, Libération), des mêmes hebdomadaires (Le Nouvel Observateur), des mêmes revues (Esprit, Les Temps modernes, Le Débat) tisse également ce lien invisible qui contribue à produire un monde d'idées, d'opinions, de questions collectives : elle constitue un « éther spirituel et intellectuel » qui est humé par l'ensemble des intellectuels français, parisiens ou provinciaux, membres de l'élite ou de la masse.
Espaces de l'Intelligentsia
La communauté intellectuelle est aussi faite de réseaux d'interconnaissance et interreconnaissance. Rémy Rieffel avait construit sa vaste enquête sur La Tribu des clercs4 à partir de trois concepts.