La facilité avec laquelle nous appuyons sur le bouton de notre télécommande pour nous brancher sur le flux ininterrompu des images potentiellement présentes dans notre poste de télévision nous fait souvent oublier que ces images, loin de nous arriver telles quelles, sont précédées par nombre de discours, de publicités sur les émissions, de catégorisations en tout genre, qui conditionnent notre regard, et même un peu plus, notre interprétation. Que la « télé-réalité » ait débarqué sur nos chaînes l'année même où le monde entier recevait en direct les images de l'attentat du World Trade Center et que, deux ans plus tard, cette expression se soit figée au point de ne désigner que les nouveaux formats d'émissions qui circulent d'un bout à l'autre de la planète est, à cet égard, à méditer. Si les discours sur la « vérité » de « Loft Story », sur son exceptionnel témoignage sur la jeunesse française sont loin, si tout le monde ou presque sait aujourd'hui que ce type de programme opère quelques petits arrangements avec le réel, il n'en reste pas moins que les seules émissions qualifiées par le terme « réalité » sont encore, et exclusivement, ces émissions au dispositif préparé, qui déclinent à l'envi les mille et une raisons d'enfermer des jeunes gens dans un espace réduit.
Cette persistance sémantique nous en dit long sur la communication télévisuelle : elle nous rappelle d'abord que la construction du sens par la télévision commence bien en deçà de la diffusion des images, au moment où les chaînes promeuvent leurs émissions par des bandes-annonces, des publicités et des interventions dans la presse. En l'occurrence, la diffusion de l'expression « télé-réalité » par la presse a incité le public à regarder « Loft Story » comme un témoignage sur notre monde.
Le succès de cette étiquette atteste aussi qu'il existe une partie du public, qui accepte peu ou prou ou, en tout cas, ne refuse pas de renvoyer ces programmes au monde réel. La question n'est pas ici de déterminer si ce groupe de « crédules » (ceux qui croient la promesse de la chaîne) a tort ou raison, mais de comprendre sur quelle conception de la réalité il faut s'accorder avec la télévision pour voir ces programmes comme renvoyant à la réalité.
Un monde non-manipulé
Rudolf Arnheim l'avait déjà remarqué en 1935, le direct télévisuel nous rend témoins du monde. Si la photographie et le cinéma ont apporté aux êtres humains la possibilité de voir l'invisible et de fixer son empreinte (notamment grâce aux rayons X), la télévision s'est affirmée d'entrée de jeu comme un prolongement du regard, fondé à la fois sur une promesse d'authenticité des images et sur l'ubiquité du téléspectateur. C'est bien sur cette double promesse que l'émission « Loft Story » a été communiquée au public : « Rien n'échappera aux 26 caméras [...]. On ne ratera rien des nuits calmes ou agitées. Même la nuit, ils vont être filmés avec des caméras à infrarouge... »