Toute discussion circonstanciée de la place et du rôle de la religion dans la société états-unienne contemporaine implique de prendre conscience de la complexité du phénomène. Celui-ci ne se limite pas, loin s'en faut, aux « fous de Dieu » qui fascinent tant les médias français même s'ils ne représentent qu'une minorité des croyants aux Etats-Unis. Caractérisé par une vitalité foisonnante, le champ religieux états-unien a aussi connu de profondes transformations. Le pluralisme et l'individualisme croissants qui le caractérisent aujourd'hui amènent à réévaluer la nature des rapports entre religion privée et religion publique sous l'angle de la mise en tension plutôt que sous celui du consensus civil-religieux.
De la diversité religieuse au pluralisme vécu
Une compilation des enquêtes récentes les plus fiables sur le fait religieux états-unien met en lumière une triple évolution : baisse de l'identification, de l'affiliation et de la pratique régulière ; augmentation du pluralisme religieux ; forte individualisation du croire. Si, en 1990, 90 % des Américains se reconnaissaient dans une confession particulière, ils n'étaient plus que 81 % à le faire en 2001, les 19 % restants se disant « sans religion » (14 %) ou refusant de répondre (5 %), ce qui ne signifie pas qu'ils soient tous athées ou même agnostiques. Par ailleurs 50 % seulement sont aujourd'hui affiliés à une Eglise et la pratique hebdomadaire touche entre 20 et 28 % des Américains selon les enquêtes (contre moins de 10 % en France).
Ce processus de dérégulation institutionnelle, sur lequel nous reviendrons, est parallèle à une forte expansion du pluralisme religieux, lié à la fois à l'immigration et aux divisions internes des différentes dénominations. Si la diversité a été une constante de l'histoire religieuse états-unienne, elle n'a cessé de s'accentuer, passant d'un pluralisme protestant au xixe siècle, à un pluralisme judéo-chrétien jusqu'à la seconde moitié du xxe, et à un pluralisme multiconfessionnel aujourd'hui. Ceci est le résultat de la loi de 1965 qui a aboli les quotas restrictifs et ouvert la voie à une immigration de masse provenant de pays non européens.
Même si les estimations restent encore imprécises, il y a aujourd'hui aux Etats-Unis des millions de croyants « autres », comme les désignaient encore récemment les enquêtes statistiques : musulmans, hindous, bouddhistes, sikhs, adeptes des religions afro-caraïbes. Ainsi, en tant que groupe ethnique, les musulmans sont désormais plus nombreux que les juifs, et les adhérents à l'islam sont plus nombreux que les épiscopaliens et les presbytériens, les deux principales dénominations des élites Wasp (Anglo-Saxons blancs et protestants). Alors que 86 % des croyants étaient chrétiens il y a une quinzaine d'années, 77 % le sont aujourd'hui ; les catholiques, qui ont le plus bénéficié de l'immigration, représentent 28 % du total, et les protestants tout juste la moitié. Mais ces derniers sont divisés, entre les libéraux, en déclin, et les évangéliques, modérés et conservateurs, en pleine expansion. Les fondamentalistes et pentecôtistes, les plus conservateurs et militants dans leur rejet du pluralisme et de la culture contemporaine, représentent entre 20 et 30 % de ce groupe. A cette division idéologique du protestantisme s'ajoutent une plus grande diversité ethnique et, dans une certaine mesure, la déeuropéanisation de certaines Eglises chrétiennes, qui voient affluer en leur sein des croyants d'Asie, d'Amérique latine, des Caraïbes et d'Afrique, amenant des cultures religieuses très différentes.
Autre changement significatif : dans le passé, la diversité était une réalité empirique identifiée à des communautés ethniques religieusement homogènes et sans grand contact les unes avec les autres. Les Américains, mais aussi les immigrants récents, font aujourd'hui l'expérience quotidienne de ce pluralisme, dans leurs quartiers, leurs familles, leur pratique religieuse. L'exemple le plus frappant concerne les « hispaniques ». Issus de pays culturellement catholiques, ils ne sont plus que 57 % à s'identifier comme tels aux Etats-Unis, 22 % s'étant convertis au protestantisme, 5 % à l'islam et 12 % se disant sans religion. Autre exemple, 22 % des familles américaines sont religieusement mixtes - dont plus de 50 % des familles juives -, ce qui n'implique plus nécessairement la conversion d'un des deux époux à la religion de l'autre. De même, entre 1990 et 2001, 16 % des Américains adultes - soit 33 millions de personnes - ont changé de religion.